La crise sanitaire et les confinements successifs liés à la pandémie de Covid-19 ont poussé les enseignants du supérieur à adapter leurs pratiques très rapidement et dans un environnement d’incertitude permanent. Ils se sont ainsi massivement tournés vers les solutions de classe virtuelle. Ce numéro de Pratiques de la communication revient sur la mise en œuvre de l’enseignement à distance d’urgence (Hodges & al., 2020) afin de questionner la manière dont la mise à distance et la médiation numérique ont affecté l’enseignement de la communication.
Dans le premier article du dossier, Cléo Collomb nous rappelle que le recours aux systèmes de visioconférence n’est pas une simple substitution, mais bien une transformation de la réalité : « Lorsqu’on introduit des objets techniques dans le monde, ils reconfigurent nos manières de percevoir, de raisonner, de nous organiser, d’interagir avec les autres » (Collomb, 2021, p. 2). Les composantes non verbale et paraverbale de la communication sont particulièrement affectées lorsqu’une interaction se déroule en visioconférence. Afin de prendre en compte la médiation technique inhérente à la communication orale à distance, Cléo Collomb a mis en place une séance pédagogique qui permet aux étudiants de repenser les trois dimensions de la communication orale : l’engagement dans la relation , le contact visuel , la voix et la posture. Ce cours, initialement pensé pour des étudiants de première année en DUT GMP[1], puis étendue à d’autres niveaux, porte sur la prise de parole en public. Y sont abordés les problèmes spécifiques aux interactions distantes : sentir la présence du public malgré la solitude devant son écran, placer le regard, gérer le sentiment de proximité visuelle et auditive liée à la médiation technique. Ce que souligne cette contribution, c’est un repositionnement nécessaire pour intégrer les filtrages associés à la médiation technique.
Cendrine Mercier aborde cette question du point de vue des étudiants. Son article est centré sur la problématique de l’absence de contact visuel avec le groupe classe lorsqu’une majorité d’étudiants n’allument pas leur caméra. D’après son étude, réalisée avec des étudiants en master MEEF[2], les causes sont tout autant techniques (faible débit Internet) que psychologiques, la caméra créant un sentiment d’intrusion et de surexposition de soi — cela renvoie à la notion de proxémique de Hall détaillée par Collomb (2021). La volonté de ne pas allumer leur caméra est ainsi interprétée comme une manifestation de leur pouvoir d’agir (Rabardel, 2005) dans une situation où ils sont dépossédés d’une grande partie de leurs possibilités d’action (confinement). Cendrine Mercier analyse le déroulé d’un cours de psychologie de l’enfant qui comprend une partie sur les compétences orales pour la préparation du concours de professeur des écoles (CRPE). Plusieurs modalités sont mises en œuvre pour développer les interactions avec les étudiants : recours aux émoticônes, proposition d’activités brise-glace, de sondages et de quizz interactifs. Pour le travail d’interactions entre étudiants, l’enseignante a créé des salles de travail de groupe dans l’application de visioconférence. Ces différentes modalités ont permis d’élargir le pouvoir d’action des étudiants, tout en favorisant leur engagement dans le cours. La question de l’appropriation de l’environnement de travail par les étudiants est centrale : il s’agit à la fois « d’agir sur », mais aussi « d’agir avec ».
La contribution de Chrysta Pelissier (2021) adopte pour sa part le point de vue de l’enseignant. Elle s’appuie sur le modèle de l’agir enseignant (Bucheton & Soulé, 2009) pour interroger les gestes professionnels, et en particulier les changements de posture induits par le passage des enseignements à distance. En s’appuyant sur une expérience d’enseignement en DUT MMI — la création du portfolio dans le cadre de l’approche par compétences (Poumay, 2018), elle analyse comment ses propres postures ont évolué lorsqu’elle a été contrainte de basculer son cours à distance en milieu de séquence. L’approche par compétences favorise les postures d’accompagnement, de lâcher-prise et de magicien, où « le savoir n’est ni nommé, ni construit, il est à deviner » (Bucheton & Soulé, 2009, p.40). Or, les difficultés rencontrées par les étudiants ont nécessité un ajustement des postures de l’enseignante. Chrysta Pelissier souligne que ces difficultés — principalement de compréhension et de construction du sens de l’exercice portfolio — étaient déjà présentes dans la phase en présentiel. Elles se sont accentuées avec le passage à distance, provoquant un désinvestissement d’une partie des étudiants. C’est encore une fois la question de l’engagement des étudiants qui revient. Pour y faire face, l’enseignante a privilégié des postures — enseignement, contrôle, contre-étayage — qui cadrent davantage les étudiants et où son intervention est plus directe. L’analyse proposée par Chrysta Pelisiser illustre bien la nécessité de s’ajuster en permanence : « savoir observer et écouter les élèves en activité permet à l’enseignant d’ajuster de façon réflexive (penser), personnalisée et située, son faire (ses interventions sur le milieu didactique, la situation d’apprentissage), ou son dire (ses questions notamment), dans une direction ou une autre » (Saillot, 2021, p.82).
Ainsi les trois contributions à notre dossier proposent tour à tour une analyse des situations de communication à distance, un questionnement sur le pouvoir d’agir des étudiants et sur les gestes professionnels de l’enseignant de communication. Elles soulignent les adaptations et ajustements qui ont été nécessaires pour faire face à la dégradation des conditions d’enseignement et l’inventivité dont ont fait preuve les enseignants pour assurer la « continuité pédagogique ». À l’heure où s’écrivent ces lignes, la pandémie est toujours d’actualité. Nous espérons que ce dossier donnera des repères dans l’éventualité du retour d’un enseignement à distance contraint, ainsi que des clés pour analyser les pratiques que nous avons mises en œuvre.
Ce numéro se clôture sur deux recensions qui abordent des aspects très différents. La première poste sur l’ouvrage collectif de Audrey Alves et Justine Simon (2020) dont l’ambition est de dresser un panorama sur la place des sciences de l’information et de la communication en IUT. Bien que les concepts et notions qui y sont abordés puisent leur origine dans les programmes des DUT de 2013, l’ouvrage reste tout à fait d’actualité pour mettre en œuvre et accompagner les nouveaux programmes du Bachelor Universitaire de Technologie (BUT). La seconde recension concerne l’ouvrage que Peggy Raffy-Hideux a publié sur les premiers entretiens de recrutement. Les étudiants, en IUT et ailleurs, doivent souvent effectuer un stage pour valider leur formation. Au-delà des compétences techniques, les compétences communicationnelles sont essentielles pour préparer et réussir son entretien de recrutement. L’exigence de professionnalisation se fait de plus en plus pressante au sein de l’enseignement supérieur, cet ouvrage accompagne les étudiants, mais aussi leurs enseignants, dans toutes les étapes du processus de recrutement.
Bibliographie
Alvès, A., & Simon, J. (Éds.). (2020). Les sciences de l’information et de la communication en IUT (SIC) -35 fiches. Ellipses.
Bucheton, D., & Soulé, Y. (2009). Les gestes professionnels et le jeu des postures de l’enseignant dans la classe : Un multi-agenda de préoccupations enchâssées. Éducation et didactique, 3-3, 29-48. https://doi.org/10.4000/educationdidactique.543
Collomb, C. (2021). Communiquer à quelle distance ? Pratiques de la Communication, 3. https://pratiquescom.numerev.com/articles/revue-3/2572-communiquer-a-quelle-distance
Fabre, S. (2021). Recension de Peggy Raffy-Hideux, Les premiers entretiens de recrutement – Les clés pour se démarquer et réussir. Pratiques de la Communication, 3. https://pratiquescom.numerev.com/articles/revue-3/2576-recension-de-peggy-raffy-hideux-les-premiers-entretiens-de-recrutement-les-cles-pour-se-demarquer-et-reussir
Hodges, C., Moore, S., Lockee, B., Trust, T., & Bond, M. (2020). The Difference Between Emergency Remote Teaching and Online Learning.
Mercier, C. (2021). Enseignement à distance : Favoriser les interactions de communication sans caméra en classe virtuelle. Pratiques de la Communication, 3. https://pratiquescom.numerev.com/articles/revue-3/2573-enseignement-a-distance-favoriser-les-interactions-de-communication-sans-camera-en-classe-virtuelle
Messaoui, A. (2021). Recension de Audrey Alvès et Justine Simon (2020) Les Sciences de l’information et de la communication (SIC) en IUT – 35 fiches. Pratiques de la Communication, 3.
Pelissier, C. (2021). Changement de posture de l’enseignant face aux besoins des étudiants dans un dispositif à distance : Pratiques de la Communication, 3. https://pratiquescom.numerev.com/articles/revue-3/2571-changement-de-posture-de-l-enseignant-face-aux-besoins-des-etudiants-dans-un-dispositif-a-distance
Poumay, M. (2018). L’approche par compétences : Qu’est-ce au juste ? Comment la mettre en oeuvre ? https://orbi.uliege.be/handle/2268/224843
Rabardel, P. (2005). Instrument, activité et développement du pouvoir d’agir. In Entre connaissance et organisation : L’activité collective (p. 251-265). La Découverte. http://www.cairn.info/entre-connaissance-et-organisation-l-activite-coll--9782707145895-page-251.htm
Raffy-Hideux, P. (2020). Les premiers entretiens de recrutement : Les clés pour se démarquer et réussir. ELLIPSES.
Saillot, E. (2020). (S’)ajuster au coeur de l’activité d’enseignement-apprentissage : Construire une posture d’ajustement. L’Harmattan.