La partie thématique du présent numéro est née des échanges informels d’une poignée de chercheuses en lettres, arts et sciences humaines et sociales (LASHS), qui enseignent la communication en IUT. Nous étions quelques un·e·s à partager l’impression de voir notre activité professionnelle scindée en deux champs parfaitement étanches l’un par rapport l’autre : d’un côté nos enseignements à l’IUT, de l’autre nos recherches. Ce sentiment de décalage entre la recherche (son temps long, sa dimension exploratoire, sa méthodologie spécifique) et la nécessité de faire produire des écrits professionnels, orientée sur un temps court, une visée pragmatique, peut en effet conduire à considérer les deux champs au prisme d’une impossible conciliation. Ce constat – ou du moins ce qui apparaissait alors comme tel – était particulièrement marqué dans les départements secondaires (Informatique, GEII, Mesures physiques, etc.), où les LASHS se limitent souvent aux enseignements de langues, de Communication et de gestion, quand les départements tertiaires (Information-Communication, Métiers du Multimédia et de L’internet, Techniques de Commercialisation, Carrières Sociales…) intègrent les LASHS dans les enseignements de spécialité des étudiant·e·s.
Or, les trois articles du présent dossier montrent bien qu’il peut en être autrement. Gaëlle Théval, chercheuse en littérature française, spécialiste des poésies hors du livre, enseigne au département Génie Électronique et Informatique Industrielle (GEII) de l’IUT de Rouen. Son article « Littérature, enseignement en Culture-Communication et agentivités : vers une indiscipline ? » présente quatre propositions pédagogiques directement issues de son expertise scientifique, et interroge dans le même temps la nature même des cours de Communication, entre interdisciplinarité et « indisciplinarité », notion qu’elle emprunte à Yves Citton (2017).
Mikaël Chambru et Raphaël Lachello, respectivement maître de conférences en sciences sociales et doctorant en histoire de l’environnement à l’Université Grenoble Alpes, enseignent en Master Médiation et Communication Scientifique, auprès d’un public issu de formations autres qu’en LASHS. Ils ont mis en place un dispositif innovant pour former leur étudiant·e·s au stage de terrain, méthode de recherche essentielle en sciences sociales, qu’ils exploitent pour la formation professionnelle des futurs médiateur·ices et analysent dans « Un détour par la montagne : le stage de terrain pour former les étudiants à la médiation et communication des sciences ». Comme Gaëlle Théval, cette expérience les conduit à une approche réflexive sur leurs pratiques d’enseignement.
Enfin, Layal Kanaan-Caillol et Jacqueline Lafont-Terranova, toutes deux chercheuses en sciences du langage et enseignantes au département Informatique de l’IUT d’Orléans, témoignent, dans « Du terrain à la recherche, de la recherche au terrain. Allers et retours entre l’Expression-Communication et les Sciences du langage », du dialogue fructueux entre leurs recherches et leur enseignement. Jacqueline Lafont-Terranova, spécialiste de la didactique de l’écrit, revient sur son parcours, nourri par ce dialogue : de la pédagogie du français à la didactique de l’écriture, de l’IUT à la recherche, de la recherche à l’expérimentation, elle a consacré sa carrière de chercheuse à l’étude des ateliers d’écriture créatifs en formation, et sa carrière d’enseignante au réinvestissement de ces recherches dans des expérimentations pédagogiques. Dans la même perspective, les recherches de Layal Kanaan-Caillol (qu’elle mène en collaboration avec Jacqueline Lafont-Terranova et Elizabeth Rowley-Jolivet au Laboratoire Ligérien de Linguistique de l’Université d’Orléans) portent sur l’analyse de l’oral, et s’appuient sur un corpus issu des soutenances de ses étudiants. Leur article souligne, ici encore, les apports mutuels du dialogue recherche-enseignement.
Des apports mutuels entre recherche et enseignement
Si les contextes et les expertises des auteurs et autrices de ces trois contributions sont différents, leurs analyses convergent nettement vers trois constats.
Le premier, central, confirme l’apport mutuel de l’enseignement et de la recherche comme deux champs dialoguant et se nourrissant l’un de l’autre, sans hiérarchie ni prévalence de l’un des deux domaines. Gaëlle Théval explique ainsi que les objets littéraires « expérimentaux » sur lesquels portent ses recherches mettent en question les définitions canoniques de l’art et de la littérature : fondées sur l’agencement d’éléments du quotidien, ces formes littéraires contestent l’autonomie de la littérature pour la penser comme dialogue, action, praxis sociale. Leur intégration dans les cours de communication par l’atelier d’écriture respecte ainsi pleinement l’agentivité de ces démarches poétiques : la littérature n’est pas un simple support ni une illustration, mais se pratique, et remplit pleinement son rôle d’espace de réflexion et de médiation sociale. L’analyse de Mikaël Chambru et Raphaël Lachello sur les stages de terrain en montagne va dans le même sens : ils y insistent particulièrement sur la notion de déplacement qu’implique une telle expérience. C’est d’abord un déplacement géographique, social et intellectuel pour des étudiant·e·s immergé·e·s dans un nouveau contexte, qui les conduit à penser leur posture professionnelle. C’est également un déplacement pour les deux enseignants-chercheurs, adoptant tour-à-tour les postures de chercheur de terrain, de pédagogue, de logisticien, d’animateur et collègues de leurs étudiants partageant leur expérience, sans en omettre les échecs. Cette situation proprement dialogique montre combien l’articulation recherche-enseignement apporte une salutaire complexité, essentielle dans la pratique des futur·e·s professionnel·le·s. Il en va de même dans le travail de Layal Kanaan-Caillol et Jacqueline Lafont-Terranova, défini comme un « aller-retour entre actions sur le terrain [pédagogique] et recherche ». Layal Kanaan-Caillol fait de l’oral de ses étudiants un terrain de recherche, lui permettant d’analyser les processus de secondarisation de leur discours à l’oral, c’est-à-dire de passage « de la référence à des concepts spontanés à l’appropriation de concepts scientifiques » (Plane, 2019 ; Vygotski, 1934). Elle envisage de travailler en classe les transcriptions de leurs soutenances comme supports d’exercices permettant d’identifier des problèmes liés à la gestion du discours. Jacqueline Lafont-Terranova définit quant à elle sa pratique comme une « recherche-action » sur les productions en atelier d’écriture de loisir, puis via une intégration de l’écriture créative dans ses cours. En « position d’observatrice participante », elle a proposé un dispositif d’ateliers d’écriture nourri par sa recherche, dont les productions constituent en retour le corpus de ses travaux (voir notamment dans le numéro 2 de notre revue, Lafont-Terranova, 2020).
Le deuxième constat tient à l’apport de la recherche en LASHS dans la formation à l’esprit critique des étudiants : chacune des disciplines de recherche mobilisées permet en effet une prise de distance et une réflexivité qui sont essentielles aussi bien à la formation de futur·e·s professionnel·le·s qu’à celle de citoyen·ne·s éclairé·e·s et autonomes dans leurs choix. L’esprit critique y prend notamment la forme de l’auto-critique : à ce titre, les ateliers d’écriture de Jacqueline Lafont-Terranova, mettent particulièrement l’accent sur la phase de réécriture, et conduisent les étudiant·e·s à devenir les généticien·ne·s de leur propre texte, à l’amender, à le faire évoluer. La tenue d’un journal d’écriture permet alors « la mise à distance de l’expérience et la mise en exergue et en mots du processus d’écriture-réécriture ». Dans un objectif semblable, la possibilité d’utiliser les transcriptions des soutenances que Layal Kanaan-Caillol analyse dans ses recherches – assortie d’une brève initiation aux principales notions linguistiques mobilisées dans son étude – s’avère particulièrement prometteuse. L’autocritique et la réflexivité sont également au centre de la démarche de Mikaël Chambru et Raphaël Lachello : l’immersion sur le terrain qu’ils proposent s’inscrit dans une étude des controverses publiques portant sur les sciences et l’environnement (par exemple, la présence du loup dans les zones d’élevage). La rencontre avec le public de ce territoire montagnard amène les étudiant·e·s à entendre des discours qui diffèrent de ceux qui émergent dans leur contexte social et de la binarité (« pour ou contre ») qui domine dans les discours médiatiques. Ils et elles doivent alors interroger leurs propres représentations, se demander d’où ils et elles parlent et pensent, et questionner leurs biais et leurs a priori. À la fois auto-critique (penser ce que je pense) et hétéro-critique (déconstruire les discours médiatiques), le projet s’inscrit résolument dans une éthique de la recherche et une éthique professionnelle qui montre bien la richesse du dialogue des deux champs. La question éthique est en outre au cœur des préoccupations du travail de Gaëlle Théval : par exemple, en interrogeant les choix d’une intelligence artificielle dans une adaptation du « dilemme du tramway » (Foot, 1967), elle introduit une réflexion distanciée qu’elle articule à un travail d’écriture jouant sur différents styles. Éthique, esthétique et critique, son atelier d’écriture « Écrire avec, dans, contre les IA » mobilise simultanément plusieurs éléments de la formation des étudiant·e·s : sur le plan opérationnel, ils et elles manipulent différents registres discursifs ; sur le plan éthique, ils et elles analysent les enjeux liés à l’innovation technologique. Ces deux aspects sont directement liés aux questions qui se posent dans la recherche en littérature contemporaine, qui travaille à penser dans un même mouvement ses conditions de mise en œuvre et ses dimensions poétiques, esthétiques et politiques.
Ce point participe pleinement du dernier constat émergeant de la lecture de ces trois articles : le dialogue entre recherche en LASHS et enseignement est un vecteur d’agentivité et d’émancipation, aussi bien pour les chercheur·euse·s que pour les étudiant·e·s. Gaëlle Théval montre combien la pratique pédagogique est corrélée aux questionnements qui animent la recherche contemporaine dans le domaine littéraire : son travail révèle le pouvoir agissant de littérature et des arts dans le champ social. À ce titre, la mobilisation des Lettres de non-motivation de Julien Prévieux dans une formation professionnalisante comme le BUT permet de mettre en lumière les mécanismes du recrutement, en détournant les usages particulièrement codifiés de la candidature. La prise de recul induite de ses œuvres s’accompagne ainsi d’une émancipation : proposer des réponses décalées à des offres d’emploi revient à accepter de « jouer le jeu » du recrutement en toute connaissance de cause, et non dans un système contraint d’adaptation à une norme imposée. Jouer avec les codes – ce qui est sans doute une définition alternative acceptable de la poésie – permet alors de devenir acteur ou actrice de ce jeu, de ne pas le subir mais d’y participer en en comprenant finement les règles. L’agentivité de la littérature, qui revient à la considérer, selon G. Théval, « comme activité modeste, désacralisée, en dialogue constant avec ces autres écritures ordinaires », se transmettrait ainsi à celles et ceux qui la pratiquent, et qui deviendraient agents de leur discours, y compris les plus contraints comme la lettre de motivation. Cette dimension d’émancipation se retrouve dans les ateliers d’écriture de Jacqueline Lafont-Terranova, qui ont pour effet une « réassurance » dans le processus d’écriture : les témoignages a posteriori des participant·e·s à ses ateliers soulignent fréquemment la prise de confiance, la découverte d’un sentiment de capacité (« je suis capable »), dont on imagine sans mal le pouvoir émancipateur. Layal Kanaan-Caillol affirme d’ailleurs que « [l]es outils puisés dans le champ de la linguistique permettent aux étudiants prendre le pouvoir sur les situations de communication (pré)professionnelles » : plus qu’une émancipation, l’apport de la linguistique – et c’est sans doute vrai pour l’ensemble des LASHS – est un vecteur d’empowerment. Mikaël Chambru et Raphaël Lachello complètent avec profit cette réflexion : leur projet, qui nécessite de « procéder par tâtonnements et erreurs », interroge les futur·e·s professionnel·le·s tout autant qu’il les libère d’une obligation de résultat immédiat. La liberté de se tromper est un des moteurs de la prise de recul dans leur contexte : en autorisant l’erreur, elle conduit nécessairement à s’interroger sur sa pratique, ce que le ou la chercheur·euse ne doit jamais perdre de vue, pas plus que le ou la professionnel·le – sans doute même tout·e citoyen·ne, du reste.
Oser faire autrement : une salutaire prise de risque
Mikaël Chambru et Raphaël Lachello notent que le stage de terrain qu’ils organisent révèle, in situ, l’importance de la recherche dans ses applications professionnelles : les prétendues « sciences molles » que seraient les LASHS montrent ainsi leur impérieuse nécessité pour penser des enjeux de société. C’est un point particulièrement important à l’heure où la recherche en LASHS se voit menacée, dans de nombreuses universités, par les coupes budgétaires induites par l’autonomie des universités. Créer des passerelles entre l’enseignement à des non-spécialistes et la recherche dans ces domaines ne résoudra sans doute pas la crise que traverse l’université, mais peut néanmoins conférer aux LASHS une légitimité qui ne va pas de soi auprès d’un public non-spécialiste. Faire valoir la pertinence de ces champs d’étude est aussi un travail de médiation qui incombe aux chercheurs et chercheuses de ces domaines : leurs étudiant·e·s sont leur premier public et, quel que soit leur parcours, ils et elles pourront contribuer à valoriser et faire connaître les expertises en LASHS.
Il convient, en conclusion, de saluer l’audace des contributeurs et contributrices de cette partie thématique : audace en ce sens que les conditions de mise en œuvre de leurs projets nécessitent un travail de réflexion et d’adaptation considérable ; audace en ce sens qu’il faut parfois, voire souvent, convaincre les publics concernés de l’apport que représente les LASHS dans leur formation ; audace enfin d’oser faire autrement, sortir un temps du cadre, se mettre en danger – dans sa posture d’enseignant, dans le pas de côté par rapport au cœur de la formation dans laquelle ils et elles enseignent. Cette prise de risque donne de précieuses pistes pour les défis qui nous attendent en tant qu’enseignant·e·s, et représente une invitation stimulante à s’engager sur de nouveaux sentiers pédagogiques et/ou de recherche.
Bibliographie
Citton, Y. (2017). Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? Editions Amsterdam.
Foot, P. (1967). The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect, Oxford Review, 5.
Lafont-Terranova, J. (2020). Un atelier d’écriture créative à l’IUT pour se construire comme sujet-écrivant. Pratiques de la communication, n° 2. https://pratiquescom.numerev.com/articles/revue-2/2703-un-atelier-d-ecriture-creative-a-l-iut-pour-se-construire-comme-sujet-ecrivant
Plane, S. (2019). Préface. Dans M. Niwese, J. Lafont-Terranova et M. Jaubert (dir.), Écrire et faire écrire dans l’enseignement post-obligatoire : enjeux, modèles et pratiques innovantes (p. 11-18). Presses universitaires du Septentrion.
Vygotski, L. ([1934] 1997). Pensée et Langage. La Dispute.