N°5 / Cours de Communication et recherche en LASHS

Former de futurs enseignants de BTS à la communication interpersonnelle par le scat

quand l'expérimentation d'une expression vocale improvisée questionne la construction de soi

Didier Christophe

Résumé

Des séances de travaux dirigés, en formation des enseignants au niveau master, permettent d'étudier les enjeux de la mobilisation de la technique d'improvisation vocale du scat en vue des cours que ceux-ci auront à donner en BTS. La relecture proposée dépasse la mise en jeu du jazz pour décrypter des corollaires de l'enseignement de la communication interpersonnelle tout en sondant des potentialités individuelles

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Introduction

À Toulouse, l’École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole (ENSFEA) forme notamment des étudiants en master Métiers de l'enseignement, de l'éducation et de la formation, mention second degré, et les lauréats des concours de l'Enseignement technique agricole. Parmi eux, certains vont enseigner une discipline spécifique aux lycées agricoles, l'éducation socio-culturelle (ou ESC)1.

Or, parmi les attendus de formation auxquels vont devoir se confronter ces étudiants et stagiaires, une fois face à leurs apprenants de brevet de technicien supérieur agricole (BTSA) – que nous nommerons ici apprenants, pour les distinguer de nos étudiants –, l'on trouve des enjeux de communication. Du fait de la réforme du diplôme actuellement en cours, les spécialités rénovées requièrent la capacité intermédiaire 3.3, « Communiquer avec des moyens adaptés », et la capacité 2, « Construire son projet personnel et professionnel » dont un critère d'évaluation est « Identification de ses acquis, potentialités et aptitudes » – les référentiels de diplômes agricoles visent des capacités et non des compétences.

Il y a donc lieu de former ces futurs ou nouveaux enseignants, dont le champ d'intervention est fort large, à la communication interpersonnelle, et ce non pas par un surplus de formation théorique mais en cherchant à les outiller en vue des séances qu'ils auront à leur tour à proposer à leurs apprenants de BTSA, en pédagogie active.

Dans ce contexte, il a paru fertile de mener une série de séances explorant une modalité de formation à la communication interpersonnelle par le biais d'une pratique vocale issue du monde du jazz : le « scat ». L'écoute et le non-verbal y sont mobilisés.

Cet article répond à une problématique d'opérationnalisation : pourquoi mobiliser les techniques du scat dans la formation d'enseignants, en vue de l'enseignement de la communication interpersonnelle et de la projection personnelle ?

Par-delà la restitution analytique d'expériences vécues, il apporte des appuis théoriques sourcés dans le jazz – compris comme support esthétique et culturel favorisant la construction de soi, suivant en ceci Charles Calamel (2012a) –, dans les sciences de l'éducation et dans les sciences sociales. Ces TD tablent donc sur l’intégration des pratiques artistiques dans la formation des maîtres en vue du développement de compétences en communication interpersonnelle. Et s'y révèle un enjeu corollaire lié à l'estime de soi et à l'identification de potentialités.

Le scat est une expression vocale faite d'onomatopées improvisées posées sur un rythme syncopé et une mélodie, et développée dans le jazz notamment par Louis Armstrong puis Ella Fitzgerald : dip-dop-doo, hi-di-hi-di-ho, wap-doo-wap, etc.

Autant le dire, nous abordons-là une pratique qui demeure très minoritaire dans les musiques actuelles2, mais dont certains éléments sont repris par des interprètes contemporains. Entrer dans la communication par le jazz, c'est tabler sur « une implication profonde, garantie par une présence obligatoire, indispensable de l'individu […] Le jazz incorpore, englobe ses membres » (Calamel, 2012a : 16). Ces séances ont été menées avec des étudiants de l'ENSFEA et des professeurs-stagiaires provenant d’origines disciplinaires diverses, dont une majorité de non-spécialistes de la communication et de non-musiciens, et qui sont à l'image de l'identité transdisciplinaire de l'ESC.

À travers la participation à des ateliers de pratique vocale, l'intention de cette expérimentation est d'une part d'amener nos étudiants à vivre une situation active en communication interpersonnelle, à en commenter les modalités et à en conscientiser les enjeux, d'autre part de leur permettre de projeter des propositions pédagogiques ancrées dans l'oralité en vue de la formation de leurs futurs élèves.

En renouvelant cette même séance de TD auprès de cohortes différentes d'étudiants, nous l'avons envisagée en considérant le vécu d'une pratique comme une source de questionnement de la posture professionnelle, dans une visée globale de conscientisation. Ce modèle caractérise une partie de nos enseignements disciplinaires en formation des maîtres, qu'il s'agisse de didactique de la communication interpersonnelle, des arts plastiques (Christophe, 2022) ou de l'initiation à la sociologie (Christophe, 2020).

L'expérimentation de modalités répétées

Il nous a été possible de diriger six séances de TD, menées de l'automne 2019 à l'automne 2021 (hors phases de confinement et une seule date ayant imposé le port du masque) avec trois types de publics différents, d'une part et par deux fois des étudiants de master 1, puis des enseignants-stagiaires lauréats du concours interne, et trois cohortes successives mixant des étudiants de master 2 et des enseignants-stagiaires lauréats des concours externes.

Le scat est initialement une expression née avec le jazz, dans les années 1920, donc pas forcément très actuelle, mais ce genre a un avantage : il est assez ludique, et suppose d’écouter l’autre et de calibrer son chant ou ses onomatopées en interaction avec l’autre ou les autres.

Objectifs et enjeux

Les objectifs opérationnels de ce TD sont divers. Il s’agit notamment de proposer et questionner une référence pratique, et non un outillage clé en main, devant permettre à de futurs enseignants d’ESC de se projeter dans l’animation de situations actives pour l'enseignement de la communication, et au-delà dans leur mission d’animation qui peut recouvrir des activités touchant tant à des activités d'expression artistique qu'à la réparation de l'estime de soi.

Par-delà la restitution analytique d'expériences vécues, cet article tentera d'apporter des appuis théoriques sourcés dans le jazz compris comme support esthétique et culturel favorisant la construction de soi (Calamel, 2012a).

Déroulement de la séance

Dans ce TD, plusieurs temps se succèdent, sur trois heures, pauses comprises, y compris un temps de « débriefing ».

1.  Échauffer le corps

2.  Déverrouiller la voix

3.  utiliser les croches en jazz pour swinguer

4.  Scatter, du jazz sans les paroles

5.  Les vibes façon gospel3

6.  Improviser à plusieurs (par le scat, mais aussi le mouvement et les percussions de type hambone4)

7.  Débat et bilan.

Une fois présentée la séance, les activités d'échauffement et d'apprentissage vocal (temps 1 à 5) durent une heure, les jeux d'improvisation faisant varier les consignes (temps 6) environ quarante-cinq minutes, puis la mise en commun (temps 7) trente à quarante minutes selon le nombre de participants. Lors de cette ultime phase, les débats étaient enregistrés, après que le consentement à la réutilisation des verbatims en vue de l'écriture d'un article de recherche ait été validé oralement par tous (une étudiante a préféré fournir une analyse écrite).

Ces TD de scat-communication risqueraient fort de se limiter à des « épreuves » ou à des « plaisirs ludiques » renvoyant nos étudiants à leur curriculum social et culturel (Fabre, 2017), si l'on ne permettait pas de partager les analyses individuelles. Ce temps de partage ancre, enrichit et relativise l'expérience sociocognitive proposée. Et comme le pense Calamel (2012a : 103), « Conduire les jazzmen à faire le récit des situations vécues, c'est les conduire à prendre conscience par le dire, de ce qu'ils vivent intérieurement lorsqu'ils jouent et à formaliser les savoirs par l'expérience ».

Pour le débat-bilan du TD, nos questions étaient : Quels sont vos ressentis personnels sur les modes d'expression testés ? De quelle manière pourriez-vous utiliser l'expression chantée, ou d'autres types d'expression comme on a pu s'y essayer, dans des TD de communication interpersonnelle avec vos élèves ? Quelles activités cela vous permettrait-il de développer dans votre tiers-temps d'animation ?

L'écart qui constitue l'expérience

Abordons les prises de conscience et les représentations en évolution témoignées par les étudiants et stagiaires de l'ENSFEA, dont il ressort que « c’est l’écart entre le caractère ouvert de la proposition et l’appel à produire qui constitue l’expérience » (Fabre, 2017).

L'analyse du vécu émerge en premier :

– « J’ai bloqué un peu au départ de l’impro, mais je l’ai dépassé sur la proposition de jouer les rythmes, claquements de mains, et bruitage vocal, et puis je m’en suis affranchie sur l’exercice d’alternance des solos faits de dos, donc sans public visible. »

– « […] ça fait du bien, ça change d’un cours général. On devrait faire des étirements et des échauffements chaque matinée, ça permet d’échauffer le corps et la voix. J’ai bien aimé la prise de risque, aussi, ça permet de se remettre en question. »

Une enseignante-stagiaire est plus diserte :

J’ai pris beaucoup de plaisir dans l’exercice, mais je me rends bien compte que c’est pas facile. J’ai vu aussi le groupe évoluer, et j’ai trouvé ça très chouette, les personnalités qui émergent, et puis qui arrivent quand même à faire l’exercice. Et je me suis dis aussi, c’est chouette quand même d’utiliser la voix, parce que tout le monde sait chanter. Mais comment partager ça avec des élèves ? Comment leur faire passer leurs limites, parce que je les vois tous, seuls au fond de la salle, collés au mur, est-ce qu’ils vont participer ? Et je trouve l’outil super intéressant, en plus j’ai l’impression qu’il y a moyen quand même de se caler sur la musique, même à contretemps, ça donne des trucs super chouettes. Et après, la question c’est comment les amener à lâcher-prise ?5

Une autre approfondit la réflexion :

Un ressenti très positif sur l’énergie circulant dans le groupe : dépassement de soi et de ses difficultés. Je suis plus mitigée sur l’espèce de paralysie de départ, et de devoir trouver sa voix : apprivoiser le groupe et les autres, leur mode d’expression et trouver le sien propre. Et malgré ça, il y a un cadre, pour l’école, et aussi pour se lâcher dans cet exercice, entre la maîtrise et le lâcher-prise.

Cela vaut pour l'enseignant comme pour l'apprenant : on n'ignore pas que « L’enseignant, face à une classe d’élèves (ou d’étudiants) créateurs, devra réfléchir au “jeu de postures” qui lui permettront de gérer cet équilibre entre accompagnement, contrôle et lâcher-prise dans un contexte de création individuelle et collective. » (Giacco, 2016 : 81)

Si l'implication dans la communication interpersonnelle n'est pas perdue de vue, l'activité a donc aussi permis de questionner le lâcher-prise.

Je me suis beaucoup amusée, et je pense que dans toutes ces pratiques, que ce soit la peinture, la musique, etc., je crois qu’au-delà il y a la communication interpersonnelle, mais il y a aussi un truc où j’ai l’impression qu’on leur apprend à lâcher prise, en fait, aux enfants, aux ados, et je trouve que c’est ça qui est très difficile parce qu’il y a des gens qui n’osent pas, et… le lâcher prise doit pas se faire sous la contrainte. Ça me pose problème. Vas-y lâche prise ! Ben non ! Et que, du coup, tout dépend comment est amené cet atelier… ça passe peut-être avant par du théâtre, des choses où on pose la voix, peut-être que ça peut être très fun ; pourquoi absolument bloquer sur l’outil jazz ?

Un enseignant-stagiaire fait le lien avec certains contenus de formation à la communication interpersonnelle en BTSA :

Je suis en train de préparer un cours là-dessus, donc ça m’a donné des idées pour travailler le paraverbal, l’intimité, le rythme. Et je pense que c’est pas mal aussi pour travailler la réunion, la prise de parole dans la réunion. C’était très agréable quand on chantait de dos. Il y a eu beaucoup de variété, quand tu as poussé la voix, le rythme. Ce moment tout doux quand on a terminé, chacun trouvait son style personnel et s’enrichissait des propositions des autres.

Des propositions pour dépasser les peurs

Des craintes sont aussi exprimées, tout en cherchant les moyens de les dépasser : « La peur de pas trouver sa place et sa voix. On l’a quand même trouvée. Le dépassement de la difficulté permet de trouver sa place au sein du groupe. Le rapport à l’objectif qui est la construction de soi, c’est bien efficace ! »

Une étudiante qui avait pu éprouver une sorte de déshonneur à exhiber ses difficultés à scatter devant ses condisciples réajuste son autoévaluation :

Une chose qui m’a vraiment marquée : on n’est pas là pour avoir honte de ce qu’on fait, on est là pour continuer. Donner aux élèves l’envie d’aller au bout, de finaliser quelque chose. Je trouve que c’est un atout de cet exercice.

Au-delà de l'émergence de propositions d'aménagement de notre TD, il ressort donc une attention au lâcher-prise et à la construction de soi.

Une stagiaire déclare : « Je pense que, ce qui serait pas mal, ce serait de bosser la rythmique, de tout faire passer par le corps plutôt que par la voix, en fait. » Un de ses condisciples propose une alternative :

Et moi, j’aurais peut-être aimé un module permettant de travailler d’abord l’interaction d’échange, juste par ce petit jeu [il tape dans ses mains] de faire passer un motif frappé, de le bloquer, de le renvoyer, de le faire sauter, travailler déjà l’écoute et… et comment ça bouge, dans la pièce. Et là je pense que le jazz est intéressant, sur la forme du motif, comment une personne propose un motif, et après qu’il y ait une variation créative.

Une stagiaire propose d'autoriser l'expression et la communication à travers la gestuelle et le corps : « Parce que j’ai ces jeunes qui sont encore là très-très rigides, dans leurs épaules, dans tout, et je me dis, ça, ça serait vraiment intéressant à travailler »6.

Une autre poursuit :

Faire du scat sans structure harmonique, je me sentirais beaucoup plus à l’aise. Donc je me verrais plus le faire avec les élèves en gardant un rythme, en tapant le rythme, ou en mettant un fond de rythme, une batterie, un truc sur lequel avec le rythme on peut délirer avec la voix. J’ai l’impression que s’il y a une structure harmonique derrière, moi, ça me bloque complètement. C’est peut-être plus facile de se lâcher juste sur une rythmique, et du coup observer l’interaction avec les gens pour faire les questions-réponses, etc.

Pour la projection dans des transpositions en classe ou en animation, les participants apportent nombre de propositions complémentaires :

– « Je me pose quand même une question pour la transposition de l’exercice avec des élèves, s’il y en a qui sont encore plus bloqués que je ne le suis… on fait des petits groupes, on ne se limite pas au jazz. »

– « Nous, en danger, alors qu’on est ESC, qu’on a une pratique artistique ? Alors ceux qui n’en ont pas du tout, heu… ! Pour moi, je les mettrais un peu à l’aise. Ou alors, partir sur le principe du volontariat. Pas obliger, partir sur le volontariat au fur et à mesure. »

– « Est-ce qu’on s’adapte à leurs goûts, ou est-ce qu’on prend le risque d’être en contradiction, et à devoir un peu faire des jeux d’épaules pour que ça puisse un peu passer les premières barrières ? »

Un autre suggère de proposer en référence la chanteuse Beyoncé, qui multiplie les vibes. Un de ses condisciples envisage lui aussi d'actualiser les exemples :

Et puis même au niveau des références, on peut en parler, d’Ella Fitzgerald et tout, mais y a des nouveaux, tu parlais de Camille, c’est ça… l’improvisation est très présente sur les réseaux, il y a Esperanza Spalding, Bobby McFerrin, plein de références, tout ça, on les voit qui tournent actuellement et ça pourrait être pas mal d’en parler.

Une déstabilisation relativisée au profit de la projection professionnelle

Source d'adaptation, contre-proposition et dépassement, la déstabilisation que peut engendrer le recours du scat en cours s'avère généralement vectrice d'ouverture. Nous ne pouvons néanmoins occulter que dans de rares cas, ce TD a pu susciter un malaise évident (« Ce qui me pose problème, c’est la pratique du solo avec l’outil voix sans paroles. Ça demande au minimum d’être à l’aise sur le rythme et la mélodie, et c’est pas trop facilitant. Il y aurait du texte, j’aurais préféré. »), voire excessif, mais même alors il a été moteur de remise en question :

Mon ressenti est assez opposé aux vôtres. Cet exercice n’était, comme vous avez sûrement pu le constater, pas évident. J’ai un peu lutté au départ puis une fois braquée il était compliqué d’interagir [...]. Et pourtant c’est bien un comble car je fais de la musique et je compose mes propres morceaux, guitare et voix. Quel paradoxe. […] Je suis arrivée à bout de ma zone de confort après les quelques premières tentatives d’improvisation après cela j’étais complètement paralysée. C’était un exercice à dimension bien plus psychologique que musicale pour moi, comme d’autres ont également pu le pointer. J’espère que mon vécu et retour que je vous en fais a été plus enrichissant dans le cadre de l’exercice, que déstabilisant sur le moment.

Enfin, même si elle n'est que rarement mentionnée, la projection dans des activités d'animation hors temps scolaire a été évoquée. Retenons sur ce point un seul verbatim :

Je pensais plus en animation, […] c'est vrai que partir du jazz, c'est aussi amener au hip-hop, au beat-box, à plein de choses qui sont assez liées, travailler sur la rythmique et l'impro. Je pense que ça peut être un chouette travail à faire avec les élèves, qu'on peut les amener, notamment par quelques petits exercices que tu nous as montrés, assez facilement à s'investir et à s'approprier ce genre de démarche. Leur demander de chanter tout de suite, il y en a qui vont jamais chanter. Peut-être y aller par des petits exercices comme ça, y aller par une petite approche, peut-être sans parler du terme jazz, au départ, qui peut rebuter. Voila, dire on va faire un atelier musique, sans en dire trop peut-être au départ, et les amener petit à petit vers ce genre musical et tout ce qui en découle, l'improvisation, la rythmique, les contretemps, je pense qu'il y a pas mal de matière pour mettre des petits ateliers en place.

L'appropriation du TD est néanmoins inégale. Elle réserve des surprises, comme en témoigne cet échange :

– Après, moi, l’outil jazz… tout va bien, hein ! Que ce soit du jazz, du chant grégorien…

– Ah ? Du chant grégorien ? [Rire].

– Ouais, ben tous les styles sont accessibles, une fois qu’on est dedans. Mais c’est vrai que nous avoir amené sur une période un peu plus moderne [après avoir scatté sur Sunny, par le groupe Boney M], on a senti tout de suite le feeling qui bascule, qui nous a plu, et c’est pas mal qu’il y ait aussi de l’histoire dans la musique.

Ou encore, après que la dernière improvisation collective d’une des séances ait abouti à une battle entre adeptes d’une exclamation « Non-Non-Non » et soutiens du « Si-Si-Si », permettant une belle libération des voix, une des participantes lance à une autre : « C’est ce qu’il faut que tu fasses, au BDE [Bureau des élèves] : un baptême de scat ! », attirant une réponse de l'apostrophée où pointe son enthousiasme : « Moi qui ai jamais osé chanter ! On rechante, après ? »

Les verbatims montrent que ce TD participe à « l'expérience artistique personnelle du professeur [qui] fonde en partie son identité professionnelle et influe sa manière de concevoir son enseignement visant à la mise en pratique des élèves » (Espinassy et Terrien, 2017). Il questionne ainsi nos étudiants sur « le caractère incorporé, peu dicible et opaque, de l'expérience professionnelle liée à l'expérience artistique et esthétique » (ibid.) et la nécessité d'une ouverture à la diversité et à l'évolution des pratiques des jeunes :

– Tu as peur que ça devienne un chaos ?

– C’est une question que je me pose : je ne maîtrise pas les codes. Je ne pense pas que le jazz ça soit le plus proche d’eux, ça peut faire un blocage. Faut trouver un autre style, en se rapportant plus à leurs styles musicaux, le rap, le freestyle, qui ont aussi de l’improvisation.

– Je me demande dans quelle mesure l’enseignant doit maîtriser le langage en question…

– Il faut se former, pour se rapprocher d’eux, de leurs goûts musicaux.

Il apparaît donc qu'après ces séances, les futurs enseignants auront davantage à cœur de proposer des activités d'oralité favorisant l'identification de potentialités et d'aptitudes, donc en soutenant le projet personnel de l'apprenant, et l'amélioration de sa capacité de communication en interaction. Sur ces points, à travers ces TD, ils auront à chaque fois testé, cerné et conscientisé leurs propres prédispositions et capacités, et, pour la plupart, gagné en compétence et en capacité de projection professionnelle.

Institutionnaliser le vécu et évaluer l'engagement

Arrive enfin la question de l'évaluation et de la trace conservée à l'issue de la séance – ce que l'on nomme aussi la phase d'institutionnalisation –, quand un enseignant-stagiaire nous demande : « qu'est-ce que tu laisserais comme traces écrites ? À un moment, il va falloir qu'on fasse une synthèse, on va pas laisser les gamins partir comme ça, il va falloir qu'on fasse un petit débriefing. Toi tu partirais vers quel type de débriefing, exactement ? »

La réponse apportée sur le vif (reprise de l'enregistrement de la séance) n'est pas entièrement satisfaisante :

Il y a nécessité de parler de ce qu'on a fait, de manière à conscientiser, et à percevoir comment les uns, les autres, n'ont pas perçu les choses de même manière, ou pas senti les risques aux mêmes endroits, n'ont pas eu les mêmes difficultés. Et ça, c'est bien de le vivre. Je verrais davantage le fait de se le dire, et que ce soit moi qui prenne en charge le fait d'en faire une trace, un document disponible à quoi on peut se référer.

A posteriori, il semblerait plus efficace, dans une logique de co-construction portant conscientisation et remédiation (cf. Vidal et Garcia Rivera, 2013), de proposer un mode de restitution via un outil d'intelligence collective, comme la conception partagée d'un sketchnote, ou le débat butiné7.

On évitera de penser cette dynamique en termes d'évaluation de connaissances acquises, pour véritablement se conformer à une logique de compétences (ou approche capacitaire, selon le vocabulaire en usage dans l'Enseignement agricole). Sans cela, la visée globale est détournée et ne facilite pas l’implication de l'élève dans son développement personnel puisque la sanction de la notation lui est opposée : « Cela s’explique par la vision de l’enseignant qui considère la pratique artistique de l’élève comme un support d’évaluation, par exemple de l’implication individuelle. » (Calamel, 2012b). Lorsque l'on en arrive au moment où il s'agira de certifier les acquis, on fera plutôt porter l'évaluation (de préférence, avec autoévaluation ou bien pratique explicitée) sur les enjeux et les acquis en termes de développement relationnel.

Les évaluations portent alors sur leur satisfaction, leur ressenti, l’objectif étant qu’ils communiquent leurs impressions. […] Cela interroge les conditions d’apprendre et les contextes de créativité et de réflexivité ainsi que leur incidence sur le rapport au savoir des acteurs devenant auteurs de leurs apprentissages. […] Développer des situations plus réelles, construites à partir d’exercices de production et de réalisation de tâches, où les actions de créativité et de réflexivité sont mobilisées, a permis de repérer les savoirs transférables et de souligner l’implication des acteurs conduisant les élèves vers une représentation positive de l’école. (Calamel, 2012b)

Christophe Rosenberg, musicien et coordinateur pédagogique à la Cité de la Musique, propose quant à lui des ateliers de production sonore collective en arguant que « le processus de création permet d'échapper aux critiques ou aux jugements purement esthétiques ou formels habituellement utilisés dans le cadre académique » (Giacco et Rosenberg, 2021 : 48). Et, ce faisant, Rosenberg est à l'écoute de bien autre chose :

Le collectif peut être vécu comme une raison d’être des individus qui le constituent, le résultat du grand puzzle de l’humanité. L’expérience artistique, menée collectivement, apporte à chacun la possibilité de trouver quelle pièce du puzzle il veut être pour le temps donné d’un projet, mais, bien au-delà, apporte la vision de nombreux possibles au cours d’une vie, pensée comme un vaste projet artistique, au cours de laquelle chacun peut changer de forme, de pensée, de certitudes, […] et s’engager dans le monde. (Rosenberg et Christophe, à paraître)

S'il doit y avoir évaluation, on ne pourra donc faire d'autre choix que l'autoévaluation (l'apprenant étant le mieux à même de repérer ses propres progrès à l'aune du projet de formation), ou, a minima, une co-évaluation par l'apprenant et l'enseignant. Pour cela, l'usage d'une grille de positionnement critériée et repérant la progressivité des acquis, assortie de la tenue d'un portfolio, semble adapté (comme recommandé dans les documents d’accompagnement du référentiel de bac professionnel agricole).

Bilan pour aller plus loin

La méthodologie utilisée pourrait être approfondie en proposant à nos participants de plus précisément décrire leurs techniques, leurs tactiques et leurs choix, dans des restitutions s'apparentant à la pratique explicitée (Vermersch, 2019 ; Lamy, 2014 ; Faingold, 1998). Cela pourrait être transposé par eux auprès de leurs futurs apprenants, voire, être conduit entre pairs, à la manière de l'instruction au sosie, dans une situation d'égalité entre sujets apprenants (Clot, 2002 ; Saujat, 2005 ; Calamel, 2012a). Ainsi, il y aurait probablement une meilleure incorporation de ce en quoi « La pratique du jazz conduit le sujet à s'émanciper et à s'organiser en fonction des interprétations qu'il fait du contexte et des contingences » (Calamel, 2012a : 127). Une vigilance s'impose cependant, liée aux dispositions et curriculums particuliers à chaque apprenant : « Dans cette perspective soulignons [...] la réflexion sur les facteurs sociaux liés à l’apprentissage » (Rickenmann, 2006 : 159).

Une fois incorporés les éléments d'altérité nécessaires à cette inculturation, et établies des modalités d'engagement nourries de confiance en soi et en l'autre, on va pouvoir non seulement « scatter » mais devenir un véritable insider participant et sensible dans un contexte low-down, funky ou bien soulful (Szlamowicz, 2021 : 321).

Mais pour être insider, il faut que l'individu se mette en mouvement et mobilise des ressources cognitives (connaissances), psychomotrices (compétences) et affectives (comportements) pour assimiler le système et s'y accommoder. (Calamel, 2012a : 92).

Considérant les divers acteurs du monde du jazz, Calamel (2012a : 120-121) affirme que « Les interactions entre ces acteurs conduisent à l'émergence de trois mécanismes invariants : les contenances, les convenances, les places. […] La notion de Place est le terme utilisé pour traduire l’exploration d'une écologie des regroupements sociaux ». Ce qui n'exclut pas, si l'on suit Erving Goffman (1973), que les protagonistes puissent user de « banalités d'usage », phrases toutes faites et convenues, ou encore se trouver dans des « situations d'embarras ». Ainsi, dans le jazz, une erreur de doigté du saxophoniste peut l'amener à jouer faux une mesure, et il se tirera de cet instant d'embarras par la répétition de cette mesure en un rif répétitif ou par la continuation de cet incident dans l'harmonie des phrases suivantes : la faute devient un gimmick assumé dès qu'on peut la « transformer dans un renversement vers la décontraction » (Calamel, 2012a : 126). Ceci ne constitue plus un risque de perdre la face mais une opportunité et un motif d'estime de soi. Car l'introduction dans le discours musical de cette sorte de figures de style permet à la fois de maîtriser et de se jouer des contenances, des convenances et des places, dans la confrontation aux autres8.

C'est là un moyen d'éprouver sans coup férir comment faire société : en se référant à Georg Simmel9, Véronique Bordes (2020 : 48) observe que « Les pratiques musicales des jeunes contribuent à la constitution de la société, au maintien du lien social, les sociabilités agissant comme principe de médiation ».

Conclusion

Les séances de travaux dirigés étudiées dans cet article, questionnant la mobilisation des techniques du scat dans la formation de futurs enseignants de BTS, se révèlent propres à favoriser l'enseignement de la communication interpersonnelle (capacité 3.3 du BTSA), notamment par son lien à la construction de soi (capacité 2).

Les temps d'analyse croisée du vécu ont permis à des étudiants en master MEEF et des enseignant-stagiaires de l'Enseignement agricole en éducation socio-culturelle d'interroger :

· la place du plaisir dans la formation

· le dépassement de soi et de ses difficultés

· l'acceptation du lâcher-prise

· les moyens de dépasser les peurs

· la prise en compte des goûts et des références culturelles des élèves

· l'enjeu psychologique ou psychosocial

· les freins à l'appropriation des modèles

et de formuler des propositions alternatives, pour l'enseignement et l'animation.

Au-delà de l'esthétique du jazz, les étudiants en master MEEF et les enseignants-stagiaires ont pu envisager de dériver le vécu de ces TD en vue de leurs prochaines séances d'enseignement en BTS, non seulement vers la pratique du scat, mais aussi vers des exercices diversifiés.

Ce faisant, en envisageant la pratique comme lieu de questionnement, les compétences en construction à travers ces séances étaient :

· prendre en compte les difficultés inhérentes à des situations didactiques actives en éducation à la communication interpersonnelle,

· questionner des choix et des pratiques pédagogiques et leur mise en œuvre,

· développer sa capacité à concevoir et animer des activités didactiques, en tablant ou non sur des décalages culturels.

Si nous avons pu envisager pour nos étudiants ce type de pédagogie active, reposant sur la pratique artistique, comme une modalité transposable d'accompagnement de leurs apprenants de BTS, c'est en écoutant en confiance Charles Calamel (2012a : 66) : « l'individu apprend de lui (autoformation), de l'environnement (écoformation) et de l'autre (hétéroformation). »

Face à une problématique interconnectée à des enjeux de pratique artistique, de communication interpersonnelle, d'estime de soi et de ses propres potentiels, et de mise en projet de l'apprenant, nous avons pu envisager au final ce qu'il pourrait en résulter en termes de trace et d'évaluation : là encore, nous avons suggéré des modalités permettant de faire société en interaction.

Bibliographie

Arrêté du 13 juillet 2016 relatif au référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l'éducation au sein de l'enseignement agricole. Ministère de l'Agriculture, DGER.

CALAMEL, C. (2012a). Le jazz : un modèle pour apprendre - De la musique à une construction de soi. Paris : L'Harmattan.

CALAMEL, C. (2012b). Prendre en compte les situations non formelles d'apprentissage. Agora débats/jeunesses, 62. https://doi.org/10.3917/agora.062.0033

CLOT, Y. (dir.) (2002). Avec Vygotski. Paris : La Dispute.

CHRISTOPHE, D. (2020). Quand des professeur·e·s-stagiaires enquêtent les pratiques culturelles des apprenant·e·s de l'Enseignement agricole. Champs culturels, 30.

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1Dispositif spécifique aux lycées et CFA agricoles, instauré suite à la Loi d'Orientation Agricole de 1962, l'éducation socio-culturelle est transdisciplinaire. Les enseignants d'ESC assurent leur service en deux tiers d'enseignement dans le cadre des référentiels de diplôme, et un tiers d'animation et de développement culturel auprès des apprenants et du territoire de l’établissement : « L'ensemble de ces activités se structure autour de trois grands objectifs : l'éducation à l'environnement social et culturel, l'éducation artistique, l'éducation à la communication humaine, à l'autonomie et à la coopération. » (Arrêté du 13/07/2016).

2Alors que la famille et la radio sont rejointes par les plateformes numériques dans la construction de l'univers musical des jeunes (Bordes, 2020).

3Les vibes sont ces modulations sur deux ou trois notes en fin des phrases chantées, fréquentes dans les interprétations des musiques actuelles et issues des modes vocaux afro-américains, jazz, blues et gospel.

4Littéralement « os de jambon » : il s'agit d'une expression mi-percussive, mi-dansante, héritées des esclaves noirs américains, dans laquelle la production sonore est le fruit de percussions de l'exécutant sur son propre corps : cuisses, poitrine, bras, mains, joues.

5Les citations sans associée sont des verbatims recueillis lors des TD.

6Et l'on sait qu'il n'est guère possible de dissocier geste, voix et composition (Giacco, 2016).

7Le débat butiné est mené en sous-groupes avec des rapporteurs tournants à chaque phase. Cf. L'Engrenage (coopérative d’éducation populaire), La participation – démarches et outils, document de la http://miramap.org/IMG/pdf/outils_et_methodes_participatives.pdf, consulté le 4 juillet 2023.

8« Les rituels associés aux dispositifs de jeu sont les occasions d'une mise à l'épreuve régulière des individus, dans une compétition faite de connivence (coopération) et un esprit de challenge (conflit). » (Calamel, 2012a : 105).

9Simmel partait de « l'idée générale que tous les domaines de la vie trouvent leur origine et leur fondement dans les interactions entre les individus » (Vandenberghe, 2009 : 35).

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