Introduction
Le résumé de texte argumenté constitue très souvent, dans les études supérieures, une épreuve imposée aux candidats pour tester leur maitrise de la langue française. Mais au-delà de cet usage pour évaluation de l’aisance langagière d’un apprenant, quels peuvent être les bénéfices d’un approfondissement de cette communication écrite sous forme de paraphrase condensée ? Cela semble souvent d’abord être le fait d’apprendre à distinguer l’essentiel de l’accessoire, à développer une méthode de compréhension du texte « source » pour y sélectionner les points les plus saillants du raisonnement. Certes, il s’agit là d’une compétence importante liée à ce type de tâche, mais l’exercice peut s’avérer aussi efficace pour former les étudiants inscrits dans un cursus lié au maniement d’une ou plusieurs langues aux exigences de toute rédaction, telles que la correction syntaxique d’une part, et d’autre part, la clarté d’une expression dénuée d’ambigüité.
La réflexion exposée ci-dessous découle de notre pratique d’enseignantes de communication écrite en langue française – enseignement dispensé aux étudiants inscrits en 1re et en 2e années de baccalauréat à la faculté de Traduction et d’interprétation de l’université de Mons, en Belgique francophone. Ce cours s’adresse donc à des francophones natifs, pour la plupart âgés de 18 à 20 ans. Le programme du cours commence, en 1re année, par la rédaction de textes argumentés brefs (environ 350 mots), à partir d’une question ou d’une citation, et aborde ensuite l’exercice de résumé (au cinquième) d’un texte argumentatif (d’une longueur de 1000 à 1200 mots) que nous avons sélectionné parmi les articles d’opinion parus récemment dans la presse française ou belge francophone. L’apprentissage se prolonge, en 2e année, par la paraphrase, ou réécriture stylisée, et la synthèse de textes. La comparaison de ces différents types d’écrits, produits par les mêmes étudiants, nous amène à repérer une spécificité de certains problèmes de sens ou d’expression, dans les travaux de résumé. La combinaison des contraintes de concision, de reformulation et de reprise de modalités énonciatives distingue nettement le travail du résumé par rapport à la rédaction argumentative personnelle, pour laquelle l’étudiant doit certes respecter une longueur imposée, mais peut garder une certaine liberté quant à la quantité d’informations et aux formulations qu’il y intègre.
Tous les exemples que nous mentionnerons pour illustrer notre propos proviennent de travaux produits par nos étudiants, entre 2020 et 2022. Il ne s’agira pas ici de présenter une étude de l’ensemble d’un corpus de résumés, produits par la totalité d’un groupe ou d’une cohorte ; il sera plutôt question de mettre au jour quelques écueils et difficultés dont la récurrence nous a frappées, et qui doivent selon nous constituer des points d’attention et de travail dans la didactique du résumé en particulier, et plus largement, dans le développement des compétences communicationnelles écrites en général.
Lors de la contraction de texte, l’apprenti rédacteur se confronte, en effet, à une forme de traduction intralinguistique (Jakobson, 1959, p. 233). Mais loin d’être profitable uniquement au traducteur, le travail de résumé développe des compétences essentielles à toute communication écrite. La capacité de reformulation est en réalité indispensable à tout propos : elle permet d’intégrer puis de restituer – en le respectant – le message de l’autre ; elle fonde ainsi le dépassement de l’expression subjective vers l’intersubjectivité intrinsèque à la production langagière – « à la fois sens, expression et communication. Il [Le langage] n’est pas l’un et l’autre successivement, mais les trois à la fois » (Charaudeau, 1992, p. 4). Pour développer cette attention à l’intersubjectivité et à l’entrelacement entre expression et communication, la production de résumés se révèle tout à fait pertinente. Véronique Anglard, autrice du mémo méthodologique Le résumé de texte note, à l’attention de son lecteur :
Le résumé ne se réduit pas à une pure et simple reproduction des idées émises par autrui. Il témoigne de votre aptitude à adopter la perspective d’un autre – et donc de vous affranchir de votre propre point de vue pour vous identifier à l’auteur d’un texte et mieux saisir son raisonnement. […] Le résumé de texte vous convie à vous identifier à l’auteur. (Anglard, 1998, p. 5)
S’identifier, au travers des mots, c’est ne pas faire dire à l’auteur ce qu’il n’a pas dit, ou ne pas lui faire « mal dire » ce qu’il avait pourtant clairement et aisément conçu. Quelles sont les principales difficultés qui amènent nos étudiants à « mal dire », à « contredire », ou à « étour-dire d’équivoques » la parole portée par le texte source ? Notre tentative de catégorisation de ces écueils constitue aussi le plan du présent article : nous abordons d’abord les problèmes vis-à-vis de la correction syntaxique ; puis les errements logiques et rhétoriques, ainsi que les contresens induits par certains choix lexicaux ; pour terminer par une mise en perspective des risques d’ambigüités qu’engendre l’écriture de paraphrase condensée.
Syntaxe
La question de la clarté de la structure syntaxique, qui se pose bien entendu pour tout écrit formel, prend une dimension plus marquante lorsqu’il s’agit de reformuler un propos de façon réduite. L’exigence de concision suscite une série de procédés peu habituels dans la rédaction courante. Ainsi, la condensation de deux idées (correspondant à plusieurs phrases ou paragraphes sources) en une seule phrase peut amener certains raccourcis syntaxiques. De façon générale, pour respecter la contrainte de contraction, le rédacteur va notamment opter pour des expressions économes et synthétiques et pour la non-répétition d’éléments communs à plusieurs expressions.
Ce type de raccourcis engendre une série d’erreurs types, le rédacteur préférant souvent – et parfois à tort – les constructions directes ou appositives aux tours prépositionnels, les prépositions simples aux locutions prépositives, les mises en commun aux répétitions :
· (1) « La Chine juge l’Ukraine un État souverain […] au contraire de l’Ukraine, qu’elle considère un État souverain » (vs « juge/considère comme »).
· (2) « Les faits divers sont avantagés aux sujets politiques. » ; « La direction ne peut pas les avantager aux autres » (vs « par rapport aux / au détriment des »).
· (3) « Le PDG considère que les expériences de télétravail menées par l'équipe marketing dans sa société belge et d'autres se déroulent plutôt bien » (vs « et par d’autres sociétés »).
· (4) « Les fake news n’ont pas le pouvoir d’influer ou de modifier toutes les opinions » (vs « d’influer sur… et de les modifier »).
· (5) « La Chine recherche la coopération européenne car elle vise le rôle de première puissance technologique et qu'elle a tourné le dos aux États-Unis. »
· (6) « Malgré la demande taïwanaise, les États-Unis et autres membres l’ignorent. »
· (7) « L’Europe était plus importante pour Barack Obama que Donald Trump. »
Les « raccourcis prépositionnels » des deux premiers énoncés, comme les quatre mutualisations (de préposition, de régime verbal, de conjonction et même d’article) qui les suivent, font bien voir comment l’écriture de résumé sort le rédacteur de ses habitudes linguistiques. L’énoncé 6, en particulier, très peu naturel, montre que la situation de contraction perturbe l’intuition linguistique puisque de telles fautes ne semblent pas caractéristiques de rédactions « libres » produites par les mêmes étudiants. Dans un autre contexte, cette phrase serait d’ailleurs très certainement jugée incorrecte par son auteur.
Ainsi, l’exercice conjoint de la « traduction interlinguistique » et de la contraction sortent l’auteur du résumé de ses routines rédactionnelles, jusqu’à le faire produire des énoncés limites, qui lui posent des problèmes d’acceptabilité peu fréquents en langue maternelle. En exploitant des procédés linguistiques qui permettent de « gagner des mots », le locuteur francophone se confronte à des questions qui ressortissent parfois même à l’apprentissage d’une langue étrangère : la mutualisation des différentes parties du discours correspond en général à des compétences intériorisées chez les natifs, … à moins que des conditions spécifiques ne les obligent à en explorer toutes les possibilités. L’insuffisance de l’intuition en pareil cas appelle une forme d’objectivation particulièrement intéressante, que doit assumer l’enseignement.
Mais les « pièges » analysés ici débordent la pure syntaxe : comme le montrent les énoncés 3 ou 7, la clarté même du message peut se trouver altérée par une contraction excessive. Ainsi, la mutualisation des prépositions de l’exemple 3 perturbe la compréhension du lecteur. Faut-il entendre : « dans sa société belge et dans d'autres sociétés (non belges) de ce PDG » ? « par l’équipe X et par d’autres » ou « les expériences et d'autres » ? Pour éviter de tels écueils, le rédacteur doit, après s’être identifié à l’auteur du texte pour bien comprendre la source, se mettre à la place du destinataire et repérer dans la formulation du résumé ce qui pourrait égarer le lecteur. Ce décentrement correspond lui aussi à l’abandon d’une posture purement subjective et intuitive au profit d’une intersubjectivité réfléchie.
Du point de vue didactique, donc, ces exemples donnent l’occasion de ne plus faire reposer la maitrise de ces phénomènes sur une compétence intuitive et intériorisée, mais sur des critères objectifs, ce qui peut mener l’enseignant sur des terrains rendus « étrangers » par l’exercice, dans une démarche parfois proche de l’enseignement du FLE ou, en tout cas, dans une prise de distance intéressante par rapport à la langue maternelle. Pour prendre un exemple, l’énoncé 6 donnerait l’occasion de comparer, pour analyse, la formule proposée par l’étudiant à des tours où la mutualisation est validée par l’usage, du type coréférentiel « Mon collègue et ami ». Ce retour sur sa propre production en langue maternelle correspond à une opération de métacognition, capitale dans l’apprentissage de la communication écrite (Escorcia, 2010) et qui, on l’a vu, est redoublée par le changement de point de vue imposé par l’exercice : il s’agit non seulement de prendre conscience de ses processus rédactionnels mais d’en appréhender la réception par le destinataire de la communication.
L’objectivation requise n’est toutefois pas toujours facile à mener à l’aide des ouvrages de références. L’information n’y figure pas toujours, vu la rareté de certaines questions soulevées par l’écriture condensée ou le caractère de « langue étrangère » auquel elles ressortissent parfois. Et lorsque l’information se trouve dans ces ouvrages, c’est sous des intitulés peu évidents pour les étudiants. L’usage peut aussi y être décrit de façon complexe et accumulative : voir par exemple, pour les difficultés illustrées par les énoncés 1 à 4, les très discrètes remarques de Riegel sous les titres généraux de « Syntaxe des prépositions : le groupe prépositionnel » et « Coordination des mots et de groupes de mots » [Riegel, 2011 : pp. 642 et 877] ou la longue description de Grevisse-Goosse, 2016 : p. 1442 et sqq]). Le résumé offre dès lors une base pédagogique concrète, idéale pour l’étude des problèmes engendrés par les phénomènes de répétition ou de mutualisation.
D’un point de vue pratique, non seulement le résumé permet d’objectiver de façon abordable des points critiques de la langue, mais il donne l’occasion de le faire en regroupant des questions traitées de façon éparse ou clairsemée par les ouvrages traditionnels et les inscrit dans un contexte concret, ce qui évite l’aridité d’un enseignement théorique en pareilles matières.
Le regroupement général que permet l’enseignement du résumé est d’abord formel : parce qu’ils surgissent à partir d’une même difficulté – la contraction –, et qu’ils concernent tous des expressions très synthétiques ou des mises en commun, ces pièges menant à des maladresses de formulation peuvent être étudiés ensemble, à partir de leur racine commune, au cours de l’exercice de résumé. Une série de critères d’analyse et d’évaluation des formulations peuvent dès lors être identifiés dans une même démarche didactique. Ces regroupements, on le voit, transcendent les catégories grammaticales traditionnelles et permettent d’articuler des figures comparables mettant en jeu diverses parties du discours.
Mais la convergence des problèmes issus de la mutualisation de différents arguments de la phrase et parties du discours incite aussi à rechercher plus loin, à côté des formes concernées, les constantes onomasiologiques qui provoquent des difficultés de rédaction. Ainsi, comme le confirment les difficultés des étudiants (voir l’énoncé 7), l’expression de la comparaison apparait comme particulièrement critique dans le contexte d’une expression contractée : elle ferait un bon objet de séquence didactique.
En somme, le résumé agit comme un révélateur et donne l’occasion d’objectiver et de mettre en perspective des questions concrètes que le rédacteur éviterait dans un texte sans contrainte. Cette prise de distance par rapport à sa production linguistique et par rapport à sa position d’émetteur permet de formuler et de traiter des questions originales et essentielles dans l’apprentissage de la communication écrite
Rhétorique et logique
Articulation et macrostructure
À l’instar de la structure syntaxique, l’articulation s’avère plus compliquée à mettre en œuvre dans un texte contracté qu’en rédaction libre : respecter la direction argumentative du texte source implique en effet souvent de modifier les liens logiques qui migrent dans le résumé, simplement parce qu’ils « prennent appui » sur d’autres éléments que dans le texte original, certaines idées de la source ne figurant tout bonnement plus dans le texte cible.
Par exemple, le connecteur ainsi figurant dans le résumé suivant rend bien l’articulation générale originale, alors que, dans le texte source, plus détaillé, l’idée précise qu’il introduit ici était connectée par une opposition (pourtant) à l’idée précédente, non reprise dans le résumé :
· « L’intelligence suscite beaucoup d’interrogations, souvent peu judicieuses et même tendancieuses. Ainsi, les scientifiques eux-mêmes détournent parfois leur discipline pour émettre des thèses racistes sur le sujet. »
Le travail sur l’articulation du texte contracté implique donc une maitrise des relations logiques et de la portée des différents connecteurs, ainsi que la capacité à identifier les mouvements logiques « macrotextuels » et leur rapport à la progression thématique et argumentative générale, ce qui fait du résumé un exercice « complet », une sorte d’athlétisme de la communication écrite.
Valeur et portée des connecteurs
La haute densité informative de chacune de ses phrases fait, de façon générale, du résumé un bon terreau pour les erreurs types liées aux connecteurs. Il arrive fréquemment que la contraction de texte brouille la portée du connecteur et l’identification de la couche linguistique sur laquelle il se greffe. En effet, d’une part, la portée des connecteurs peut être ambigüe, tant syntaxiquement que rhétoriquement. D’autre part, tous les connecteurs ne s’enracinent pas toujours ou pas seulement dans le pur contenu propositionnel ou logique de l’énoncé, certains se « branchent » sur l’énonciation elle-même. Ainsi, l’énoncé suivant pose-t-il la question de la valeur de la conjonction car :
· « Les dirigeants chinois jugent que la Chine n’est pas la Russie car Taïwan n’est pas un État souverain. »
En principe, comme le montre Sophie Hamon, car, d’un point de vue syntaxique, ne peut pas compléter la subordonnée « la Chine n’est pas la Russie », mais bien plutôt la principale « Les dirigeants chinois… ». D’autre part, car serait le bon connecteur pour introduire la justification de l’énonciation elle-même plutôt que la cause factuelle de son contenu propositionnel (Hamon, 2002, pp. 26 et 35). Ici, la conjonction car devrait donc rapporter la cause à la proposition principale (dont le verbe est jugent) et indiquer que l’auteur du texte affirme tout l’énoncé parce que Taïwan n’est pas un État souverain. On pourrait donc paraphraser :
· « (0) Je dis que [(1) les dirigeants chinois jugent que {(2) la Chine n’est pas la Russie}] parce que Taïwan n’est pas un État souverain. »
En elle-même la phrase de résumé n’est pas incorrecte, mais traduit-elle bien ce que voulait dire le rédacteur ? La contrainte de fidélité au texte source permet ici à l’enseignant de mieux évaluer la production de l’étudiant. En l’occurrence, il s’agissait de résumer l’opinion des dirigeants chinois : « la Chine n’est pas la Russie parce que Taïwan n’est pas un État souverain ». La cause (« parce que Taïwan… ») faisait donc partie de l’opinion des dirigeants chinois :
· « (1) Les dirigeants chinois jugent [(2) que la Chine n’est pas la Russie parce que Taïwan n’est pas un État souverain]. »
Si on compare cette paraphrase du texte source à la paraphrase du résumé, on voit que la phrase de résumé rapporte donc la cause à la mauvaise proposition (1 plutôt que 2), mais surtout qu’elle « branche » le connecteur plus sur l’énonciation (0) que sur les faits, ce qui trahit le texte source : la conjonction parce que aurait donc constitué un meilleur choix.
Il est probable que, hors contrainte de concision, l’étudiant aurait opté pour parce que, mais il a vraisemblablement choisi la solution qui ne comptait qu’un « mot » (graphique) au lieu de deux.
Le résumé pousse à de tels emplois « télescopés » et rend donc nécessaire d’introduire la notion d’énonciation, mais aide en même temps à le faire de manière concrète, à partir d’exemples réels pour lesquels le choix des connecteurs se révèle critique. L’exercice de contraction de texte met donc en évidence des difficultés dont les natifs ont peu conscience et permet à l’enseignant de mieux les cerner dans les productions d’étudiants (grâce au texte source), tout en fournissant l’occasion de les étudier en « situation réelle ».
Anacoluthes
Enfin, la prise de conscience du rôle central des relations logiques pousse, et c’est heureux, les étudiants à explorer les diverses expressions que celles-ci peuvent revêtir en français. Mais lorsque l’articulation logique est confiée à des propositions absolues (« économiques », donc prisées dans le résumé), les risques de ruptures syntaxiques sont plus élevés que dans la dissertation. On trouve en effet un grand nombre d’incohérences dues à la non-coïncidence des sujets du verbe principal et du participe :
· « N’ayant aucun revenu et étant obligés de rembourser les prêts contractés lors de la création de l’entreprise, cette fermeture s’avère souvent définitive. »
La maladresse de syntaxe s’accompagne souvent d’un manque de clarté, dans des énoncés qui constituent, comme le dit Catherine Fuchs, des « ambigüités syntaxiques de rattachement de syntagme » (Fuchs, 1996, p. 83) :
· « En travaillant à domicile, la productivité de ces employés est moins contrôlable par le patron. »
La phrase est incorrecte mais laisse aussi planer le doute sur l’identité du télétravailleur : il pourrait tout aussi bien s’agir des employés que du patron lui-même (ou de tous ensemble).
Structure logique et modale de l’énoncé
La densité informative du résumé affecte également la gestion de l’ordre des mots, dans son aspect syntaxique, mais aussi logique, rhétorique et informatif. Certains circonstants sont ainsi susceptibles d’incidences multiples (Fuchs, 1996, p. 135). Comme dans les cas de double portée des connecteurs, portant sur le contenu propositionnel ou sur l’énonciation elle-même, la contrainte de fidélité du résumé permet alors à l’enseignant de mieux identifier le sens visé par les énoncés que dans le cas de rédactions libres. Par exemple, les phrases suivantes, toutes trois grammaticalement correctes, seraient plus difficiles à évaluer sans le guide d’un texte source.
· « Pratiquement, ces mesures semblent impossibles à mettre en œuvre. » (énoncé authentique) vs « Ces mesures semblent impossibles à mettre en œuvre pratiquement. » ou « Ces mesures semblent pratiquement impossibles à mettre en œuvre. » (énoncés forgés)
Mais ces problèmes de « portée » affectent tout spécialement l’expression de la modalité, point particulièrement sensible dans l’exercice de « traduction » du français au français que représente l’activité de résumé. Cet exercice contraint en effet le rédacteur à la plus grande rigueur dans la « gestion » du couple modus-dictum du texte source. Non seulement l'appropriation et la reformulation du texte source doivent se faire, du point de vue du rédacteur, en « modalité zéro », c'est-à-dire sans qu'aucune attitude personnelle ne teinte le texte transmis au lecteur, mais le rédacteur doit aussi, pour ainsi dire, endosser le rôle de l'auteur en taisant ses propres opinions, dans un mouvement qui préfigure l'attitude de l'interprète ou du traducteur. Cette exigence de fidélité et de neutralité s’avère, en outre, plus complexe en contexte argumentatif car la lisibilité du résumé dépend au premier chef de la restitution de la ligne argumentative et des prises de position, parfois subtiles, du texte source, plus que de la somme de ses « contenus propositionnels ». Outre la fidélité au contenu « factuel » du texte, le rédacteur doit donc repérer puis respecter, sans interférer, l’empreinte du modus de l’auteur sur le texte source, puis la restituer sans maladresse. La réorganisation condensée des idées sources peut dès lors révéler de nombreuses faiblesses dans la maitrise de ces deux aspects du discours : interférence de modus propre au rédacteur, omission ou déformation du modus de l’auteur, mais aussi contresens dus à une mauvaise gestion de la portée des modalités. L’exemple qui suit, qui combine le discours rapporté et la modalité appréciative (Le Querler, 1996, p. 87), illustre bien cette difficulté :
· « Malheureusement, le journaliste François Béguin note que, malgré un consensus possible entre médecins et familles, les parents du patient font preuve d’obstination déraisonnable » (vs « Le journaliste… note que… les parents font malheureusement preuve… »)
Ainsi, résumer des idées relativement simples donne l’occasion d’aborder « sur le terrain » des thématiques parfois assez complexes : ici, celles de l’opposition modus-dictum et de la portée extra- ou intraprédicative de la modalité exprimée par l’adverbe malheureusement.
Lexique
Le phénomène d’hypercondensation touche aussi le lexique et la sémantique.
Nominalisation
Un procédé lexical intéressant intervient souvent dans les résumés : la nominalisation. Des propositions entières du texte source deviennent des syntagmes nominaux, ce qui représente potentiellement un double gain en concision : d’abord, l’action décrite par toute une phrase est exprimée en quelques mots ; ensuite, d’un point de vue rhétorique, la nominalisation permet de thématiser une idée du texte original pour y greffer immédiatement l’idée suivante. Mais l’obligation de réduire le nombre de mots peut aller jusqu’à l’obscurité du message et la manœuvre se faire au détriment de la clarté ou de l’élégance :
· « Taïwan, en conflit d’indépendance avec la Chine, est-elle la nouvelle Ukraine ? »
La tournure nominale « conflit d’indépendance », hypercondensée, est très allusive : un lecteur ignorant cette question ne comprendrait pas réellement de quoi il s’agit. Le message est ici porteur à la fois d’une ambigüité (l’indépendance de qui ?), mais aussi d’un « sens flou » (Fuchs, 1996, p. 16), tant l’expression étrange « conflit d’indépendance » peut correspondre à une large amplitude de significations.
Compléments du nom
Le succès des tournures nominalisées entraine, à son tour, une série de phénomènes parfois problématiques, notamment la multiplication des compléments de nom, eux-mêmes parfois rendus ambigus par la valeur impersonnelle des noms d’action :
· « Les sanctions de la Chine pèseraient sur l’économie mondiale. »
La question du sens subjectif ou objectif des compléments du nom est rarement abordée en langue maternelle. D’un point de vue didactique, on ne ressent pas le besoin de critères objectifs délimitant grammaticalement les emplois de l’une et l’autre signification : le locuteur natif est en principe capable d’interpréter efficacement et de produire correctement ce type d’énoncés.
Mais peut-on vraiment parler des « sanctions de la Chine » pour « les sanctions prises à l’égard de la Chine » ? Quelle règle l’interdirait ? Ici encore, l’obligation de réduire le nombre de mots met en lumière des points du français moins théorisés dans l’enseignement courant et parfois proches de thématiques FLE. Les aborder systématiquement à partir d’énoncés problématiques réels éveille l’intérêt et aide à construire avec l’étudiant une relecture éclairée et critique de ses propres écrits.
Dérivation
La contrainte de condensation du texte incite par ailleurs le rédacteur à explorer certains pans du lexique dont il est peu coutumier. Tantôt, les résumés présenteront des dérivations qui, pour être tout à fait « grammaticales » (inscrites dans la logique de la langue), s’éloignent de l’usage courant : inconvenable, colportation, édiction... Tantôt, le rédacteur supposera à un terme un sens « logique » au vu de sa formation, sans (plus) savoir que l’usage en a décidé autrement : les couples impertinent – non pertinent, incomparable – non comparable ne constituent pas des synonymes, mais, l’hypercondensation semble oblitérer cette réalité pour le rédacteur de résumé. Ces cas sont évidemment l’occasion d’objectiver et d’illustrer concrètement le hiatus entre morphologie lexicale et usage :
· « Les dirigeants chinois et russe sont incomparables » (pour « … ne sont pas comparables »).
Ambigüités
Dans Les ambiguïtés du français, Catherine Fuchs définit l’ambigüité comme « une expression de la langue qui possède plusieurs significations distinctes et qui, à ce titre, peut être comprise de plusieurs façons différentes par un récepteur. » (Fuchs, 1996, p. 7) Ce type d’expression pose un problème important par rapport à la rédaction de résumé, puisque si l’écrit à résumer présentait des faits précis et un raisonnement clair, la paraphrase, même réduite, doit se conformer à la même exigence. Donc, quel que soit le degré de correction syntaxique et lexicale de la reformulation ambigüe, elle ne répond plus à l’exigence qu’implique la contraction de texte. Or les formules condensées paraissent plus sujettes aux ambivalences interprétatives :
Il existe en français certaines constructions dans lesquelles la présence en surface d’un groupe peut être interprétée de plusieurs manières, selon la façon dont on restitue les relations prédicatives sous-jacentes, dont ce groupe constitue la seule trace. Il s’agit d’une part de constructions dites elliptiques et d’autre part de constructions dites réduites. (Fuchs, 1996, p. 131)
Ambigüités syntaxiques
Au rang des ambigüités syntaxiques figure fréquemment, dans les résumés de nos étudiants, la jonction de deux idées ou phrases combinant « opérateur de négation et opérateur introduisant une relation logique » (Fuchs, 1996, p. 143). L’exemple mentionné par Fuchs, « Elle ne pleure pas parce qu’il est parti », manifeste bien ce dédoublement entre interprétations contradictoires. Le lecteur peut légitimement se demander si le propos porte sur quelqu’un qui pleure, ou sur quelqu’un qui ne pleure pas. L’exemple suivant montre que ce problème se pose aussi pour des phrases plus détaillées :
· « Toutefois, l’ancien secrétaire d’État n’applaudit pas la stratégie de Biden parce qu’il se souvient des tactiques américaines de la guerre froide. »
En principe, les présupposés tirés du reste du texte permettraient de déterminer si l’ex-secrétaire d’État salue ou non la stratégie de l’actuel président, mais dans le cas d’écrits « hypercondensés », il arrive que le sens n’apparaisse pas immédiatement pour le lecteur, alors que le rédacteur, qui a pourtant bien compris le sens du texte source, n’a quant à lui pas conscience du possible contresens qu’induit cette phrase de son résumé.
Ambigüités pragmatiques
Pour ce qui concerne les ambigüités pragmatiques, le type sans doute le plus fréquent (dans les résumés de textes argumentés) concerne les pronoms et possessifs qui pourraient se rapporter à plusieurs termes ou syntagmes précédents. Fuchs relie ces formulations équivoques à la question de « l’interprétation des expressions dites anaphoriques […], dans certaines structures, l’identification du terme auquel renvoie un anaphorique (et donc le calcul de sa valeur référentielle) peut être problématique » (Fuchs, 1996, p. 159-160). Deux exemples mentionnés dans Les ambiguïtés du français nous paraissent à ce titre paradigmatiques de problèmes que nous rencontrons dans les travaux de nos étudiants : « Le premier ministre a rencontré à sa demande le président de la République » et « Votre argument est valable, mais je l’ignorais » (Fuchs, 1996, p. 160). Dans le premier exemple, le possesseur auquel renvoie « sa » peut être anaphorique ou cataphorique ; dans le second exemple, le référent du pronom « l’ » peut être un nom seul ou une proposition complète.
Bien entendu, cette forme d’ambigüité apparait aussi dans d’autres écrits que le résumé, mais le co‑texte et contexte permettent alors plus aisément au lecteur de lever toute hésitation interprétative. Par contre, dans un écrit condensé, censé rendre compte d’un raisonnement argumentatif serré, l’ambivalence perturbe le déchiffrage. Si la pronominalisation et la réduction de relatives constituent des processus indispensables à la contraction de texte, ce sont donc aussi des opérations « à risques », car les représentations du rédacteur, qui a lu et relu le texte source, associent automatiquement le pronom ou le possessif au référent visé dans ce texte, et pas à un autre élément que la contrainte de concision l’a amené à placer à proximité. Véronique Anglard identifie d’ailleurs « l’absence d’antécédents aisément repérables pour le pronom personnel » comme l’une des « fautes de rédaction les plus courantes » (Anglard, 1998, p. 53) dans le résumé.
Analysons d’abord la formulation suivante :
· « Taïwan a souhaité adhérer à une organisation qui regroupe plusieurs pays, ce que la Chine ressent comme une menace. Malgré la demande taïwanaise, les États-Unis et autres membres l’ignorent. »
Du point de vue d’un lecteur qui n’a pas connaissance du texte source, le référent du pronom « l’ » pourrait correspondre aussi bien à « la demande » qu’à la proposition « ce que la Chine ressent comme une menace ».
La formulation suivante illustre quant à elle le risque de confusion suscité par l’emploi d’un possessif, en particulier en fin de phrase, pour condenser un complément :
· « La Chine considère la question de Taïwan comme une affaire intérieure, ce qui empêchera l’ONU d’intervenir en cas d’attaque sur son territoire. »
La signification contenue dans le texte source visait évidemment le territoire de Taïwan, mais la position du possessif dans la formulation résumée, rend l’association bien moins évidente ; le lecteur peut à raison se demander si le texte source évoquait une attaque d’un hypothétique territoire de l’ONU, ou une attaque contre le territoire chinois, par rapport à laquelle l’ONU ne pourrait intervenir à cause de la position chinoise au sujet de Taïwan. Certes, une connaissance de l’actualité internationale pourrait inciter le lecteur à privilégier l’interprétation « Taïwan » comme référent de « son » ; mais le fait que, dans l’énoncé précédent, le nom de l’ile n’apparaisse qu’en tant que complément d’un autre nom vient perturber ce lien, et renforcer l’hésitation interprétative.
L’analyse de ces exemples montre la nécessité de sensibiliser (plus encore) les apprentis rédacteurs aux risques d’équivoque engendrés par la pronominalisation, en particulier lorsque le pronom personnel ou possessif figure à la fin d’une longue phrase. Proposer aux étudiants de rechercher d’autres reformulations tout aussi concises mais univoques leur permet d’acquérir le réflexe de rapprocher les formules condensées d’un référent bien mis en évidence. L’on peut par exemple montrer qu’une formulation rapprochant le possessif du possesseur offre plus de clarté pour le lecteur : « Pour la Chine, Taïwan relève d’une affaire intérieure ; en cas d’attaque sur son territoire, l’ONU ne pourrait donc pas intervenir » n’emploie pas plus de mots.
Ce travail de sensibilisation peut se révéler ardu, car la nature de l’ambigüité fait que l’ambivalence interprétative demeure parfois difficilement perceptible. Comme pour ces images qui montrent, selon l’angle d’observation, un canard ou un lapin, il arrive qu’un sens unique occupe toute l’interprétation, et occulte la plurivocité problématique de l’énoncé. Mais il convient alors de multiplier la lecture et l’analyse d’énoncés plurivoques, d’abord sans les rapporter aux formulations du texte source, puis en les comparant à celles-ci. Par la suite, lorsque le déclic s’opère, l’apprenti rédacteur de résumé pourra développer un « réflexe de prévention » et revenir sur ses propres phrases afin d’y traquer les formulations à risques d’ambigüité.
Conclusion
Ce dernier point sur les ambiguïtés constituait déjà la première partie de notre conclusion. Il brasse, en effet, de façon transversale, les différentes catégories linguistiques abordées ici, mobilisant toutes les couches de la langue : syntaxe, morphologie et lexique, sémantique, mais aussi pragmatique et rhétorique… L’analyse des ambigüités est ainsi susceptible de rassembler bon nombre des difficultés décrites dans la première partie de cet article, beaucoup d’ambigüités naissant des dommages causés par une hypercondensation aux relations intratextuelles : anacoluthes, incohérences logiques, problèmes d’incidence, anaphores… L’étude de l’ambiguïté met, en somme, en évidence une des difficultés majeures du résumé : énoncer un message bien formulé, respectant le sens source, et se faire comprendre du lecteur.
Ainsi, pour faire écho à la citation de Véronique Anglard mentionnée en introduction, nous espérons avoir montré que le résumé développe la capacité à s’identifier non seulement à l’auteur du texte source, mais aussi au récepteur du message. Le rédacteur doit en effet apprendre à se mettre à la place du destinataire pour faciliter sa lecture et prévenir tout malentendu, tâche que complique la conjonction des deux impératifs de contraction et de fidélité.
Car ces contraintes sont des obstacles à de nombreuses stratégies d’évitement mises en place plus ou moins consciemment par le rédacteur ; plus encore, elles obligent l’étudiant à tester de nouveaux tours, à s’aventurer dans des zones linguistiques moins maitrisées. Elles rendent par là-même l’attention portée au destinataire à la fois plus ardue et plus importante, et révèlent des faiblesses qui seraient restées dans l’ombre lors d’autres types de rédaction. Du point de vue de l’enseignant, les ambiguïtés et les flous sémantiques sont plus aisément détectables lorsqu’on peut les rapporter au sens d’un texte source : un retour beaucoup plus précis est dès lors possible, à partir des productions d’étudiants. Des faiblesses de rédaction sont ainsi mises en évidence grâce au décalage de sens, parfois très faible, dans des formules pourtant syntaxiquement correctes, qui auraient sans doute été admises dans une rédaction libre (au prix d’un malentendu, il est vrai).
Le résumé représente donc l’exercice parfait pour développer l’excellence communicationnelle, à travers la triple compétence « intersubjective » énoncée par Charaudeau : comprendre et transmettre le sens de la source, l’exprimer correctement et le communiquer efficacement à un destinataire.
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