« S’aimer soi-même est le début d’une passion qui dure toute la vie » Oscar Wilde
Depuis que j’enseigne l’expression-communication au département Génie Mécanique et Productique de l’IUT de Rennes, je demande aux étudiants de première année de réaliser un autoportrait photographique qui au-delà de sa dimension artistique, pose la question de l’identité du sujet. Si elle est délicate puisqu’elle touche à l’intime, elle n’en reste pas moins nécessaire dès lors que l’on se situe dans un procès de communication. Comment répondre alors à la question « qui suis-je » ? Comment l’enseignant d’expression-communication peut-il accompagner l’étudiant dans cette exploration ? Je voudrais répondre à cette question de mon double statut, d’enseignant de communication et de psychologue clinicien, titre que j’ai obtenu en 2018, en croisant les deux disciplines. Dans cette réflexion - à prendre dans le double sens du terme -, je ne chercherai pas tant à commenter ou à analyser précisément cette séquence pédagogique qu’à l’éclairer au miroir de la psychanalyse, dès lors qu’elle offre un regard très stimulant sur la construction identitaire, en particulier à partir du stade du miroir développé par Lacan. C’est le mythe de Narcisse qui me servira aussi de fil conducteur, pour interroger l’emprise de l’image et l’écho que nous pouvons adresser, nous enseignants, en réponse à l’étudiant.
L’autoportrait photographique
Mes débuts à l’IUT remontent à 2007 et, depuis que j’occupe ce poste, je demande aux étudiants de première année de réaliser un autoportrait photographique, au tout début du semestre 1. La consigne que je leur donne lors de l’amphi de rentrée est toujours la même. Seuls le format et le thème changent d’une année à l’autre :
« Sur un format carré 21/21 ou A4 (selon les années), vous présenterez votre autoportrait photographique en noir et blanc, avec une ou plusieurs touches de couleur qui mettront en valeur le thème de l’année. L’autoportrait sera composé d’une photographie, d’un texte et d’un titre. Il déploiera le thème retenu de manière singulière et artistique. »
J’ajoute les précisions suivantes :
- Texte, titre et images contenues ensemble sur le format 21/21 ou A4
- Texte saisi à l’ordinateur de préférence
- Possibilité d’allier à la photographie d’autres formes d’images (dessin, peinture, etc.)
- Grille de notation à consulter (en annexe)
Les thèmes donnés jusqu’à présent sont :
- Le chiffre 2
- Les quatre éléments : air, eau, terre et feu
- La métamorphose
- Le personnage mythologique
- Les expressions idiomatiques du corps et de l’animal
- La main
- Marche / arrêt
[caption id="attachment_559" align="aligncenter" width="500"] Figure 1 : "Persona". L’étudiant joue sur le masque-persona en interrogeant la notion de normalité que l’on est censé renvoyer. Il nous invite à assumer notre être profond, au-delà du paraître. Le thème de l’année était le chiffre 2.[/caption]
Les étudiants disposent de deux mois pour réaliser ce travail. Ils me le remettent au cours d’un TD qui est l’opportunité aussi pour eux d’un bref exercice oral. Je leur demande de présenter leur autoportrait en deux minutes environ, en l’articulant en deux temps : un temps descriptif qui leur permet de lire leur texte et d’expliquer comment ils ont construit leur image (en mentionnant éventuellement leurs difficultés pratiques en termes de manipulation d’outils numériques), puis un temps de commentaire, au cours duquel ils explicitent leur intention. Mon intervention au cours de cet oral permet de valoriser les travaux, souvent travaillés avec une réelle portée artistique pour certains, et de clarifier leur objectif quand celui-ci ne me paraît pas clair. Quel est le message de l’étudiant ? Est-il clairement identifié puis mis en valeur dans la production visuelle et dans le titre en particulier ? L’espace est-il bien utilisé ? Je les invite souvent à radicaliser leur message, à le recentrer et à oser une parole plus expressive. Pour qu’il y ait un échange construit avec la classe, je demande à certains étudiants, à tour de rôle, de poser une question à l’intervenant ou de valoriser ce qui leur paraît être un point fort dans le travail ou l’exposé.
Ma présence garantit dans la classe un espace de neutralité, dans le respect de ce que montre et dit chacun. Le groupe me semble toujours intéressé et comme moi, souvent admiratif de la variété des travaux qui émerge à partir de consignes identiques pour tous. Sans doute les élèves sont-ils stimulés par les autoportraits des promotions passées qui ornent les murs et le hall du département. Avant même qu’ils n’aient commencé les cours, ils jettent un œil distant ou attentif aux tableaux encadrés, représentatifs de talents artistiques dans lesquels ils peuvent se projeter.
Je demande au groupe en fin de séance d’élire le meilleur autoportrait, qui obtient alors un bonus d’un point. Cette clôture permet de revoir en mémoire tous les autoportraits et a un effet dynamique et fédérateur. Les bénéfices attendus du TD sont variés. Humainement, les étudiants se connaissent un peu plus et apprécient l’élaboration et la portée artistique des productions. En termes d’apprentissage, les prises de parole sont l’occasion de travailler la communication dont les aspects, qu’ils soient oral, visuel ou encore textuel, sont au cœur des recommandations du programme pédagogique national.
Pour mener à bien ce travail, les étudiants bénéficient d’un TD de deux heures, dédié spécifiquement à l’apprentissage d’outils de production visuelle : GIMP et INSKAPE ; je les invite à voir et à lire les autoportraits exposés des promotions précédentes, qui présentent d’autres thématiques. En revanche, je ne leur donne pas d’exemples sur le thème qu’ils travaillent pour ne pas infléchir leur imagination. L’essentiel du travail s’accomplit donc en dehors des cours, en autonomie.
Parler de soi est un exercice qui peut être embarrassant. Il est difficile pour certains de prendre la parole, a fortiori sur soi, surtout dans le cadre d’un TD qui peut être plus impressionnant qu’un TP car les étudiants sont deux fois plus nombreux. C’est pourquoi l’exposé oral est court, non évalué et souple dans son application. Je note toutefois que beaucoup sont assez fiers de montrer leur production et qu’au final, tous jouent le jeu, avec une affirmation de soi variable bien sûr.
[caption id="attachment_560" align="aligncenter" width="500"] Figure 2 : "La tête dans les étoiles". L’étudiant s’était identifié à l’élément air, dans le respect des couleurs demandées (le jaune pour l’air, le bleu pour l’eau, le vert pour la terre et le rouge pour le feu). On peut saisir encore une fois toute la créativité à l’œuvre. Fond et forme se font remarquablement échos.[/caption]
L’exercice est délicat parce qu’il renvoie aux frontières de l’espace privé et public et à la notion d’identité. Je n’hésite cependant jamais à le maintenir. Pourquoi ? C’est ce que j’aimerais aborder ici, de ma double position d’enseignant de communication et de psychologue clinicien, positions qui s’éclairent mutuellement.
Une question sensible mais nécessaire
Je suis depuis 2018 psychologue clinicien orienté par la psychanalyse et mon double statut m’invite à la prudence sur la question de l’identité. Même si le travail demandé se réduit à une production visuelle et textuelle limitée, qui s’inscrit dans un espace public, autour d’un questionnement qui est nécessaire et légitime, c’est l’intime de l’être qui est interrogé. Pour reprendre la terminologie de Freud (1933, p. 163-210), c’est l’heim, ce qui relève du foyer, de la demeure et ce qui reste de quelque façon, caché ou secret habituellement qui est ici convoqué. L’autoportrait ou l’expression de soi suppose en effet de sortir de cette intimité pour en dire quelque chose aux autres. Les préfixes « ex- » ou « dé-» dans les verbes « s’exprimer, s’exposer, se dévoiler, se découvrir… » soulignent ce mouvement de sortie de soi qui peut être inconfortable, et même ouvrir une béance ou une perplexité pour certains. Sans aller jusqu’à cet extrême, c’est l’expérience de l’unheimlich qui peut se présenter. On connaît bien la formule de Freud : « le moi n’est pas maître dans sa propre maison » (Freud, 1916 [1966], p. 266). C’est l’objet de la révolution freudienne de montrer qu’en effet, beaucoup de choses échappent au sujet. Freud utilise le mot allemand unheimlich pour signifier ce qui étonne dans sa propre demeure, ce qui n’est pas forcément reconnu chez soi et qui peut susciter un embarras ou une appréhension quand on le découvre brutalement, un sentiment qui a été traduit en « inquiétante étrangeté », « étrange familier » ou encore « inquiétante familiarité ». Les étudiants interrogent cette métaphore du corps étranger dans leur travail : « suis-je étrange ? » se demande l’un d’entre eux. L’étrange, c’est la pulsion qui nous échappe, les sentiments qui nous bousculent (la peur, la culpabilité, la honte…), ce qu’on ne voyait pas encore en nous et que l’on découvre, le monde extérieur que l’on voudrait maîtriser mais qui nous affecte, jusqu’à l’inconscient qui nous traverse dans le lapsus, l’acte manqué ou dans la vie onirique. Loin d’être un bloc, le sujet est divisé. Notre image est bien mise en déroute par tous ces éléments de même que la perception de notre identité qui est toujours en mouvement, malgré le même ou l’identique qui se répète.
Pourtant, l’étudiant n’a pas le choix, non parce qu’il doit répondre à une demande universitaire qui se solde par une note, mais parce que tous les jours, il doit s’inscrire dans un procès de communication qui suppose qu’il parle un minimum de lui. Chacun est nécessairement amené à se situer dans l’espace avec l’autre. C’est la raison pour laquelle je choisis de commencer mon enseignement de communication par cette question qui, bien qu’abrupte en début d’année, me semble le préalable indispensable à toute mise en situation. Dans le schéma de la communication de Jakobson, la question « qui parle ? » est bien essentielle et suppose par conséquent que chacun puisse se dire en quelques mots. Pour traverser ce passage obligé, nous, enseignants de communication, devons donc – à mon sens – accompagner l’étudiant dans cette exploration, mais il s’agit de bien délimiter ce champ d’introspection, pour que le questionnement sur soi soit limité.
Les limites que je pose sont les suivantes. Tout d’abord, ce n’est pas parce que le travail est personnel et livre une part de soi qu’il s’agit de renoncer à toute réserve. Ce qui est intime peut être rendu public, mais une partie seulement. Quelle limite dois-je poser entre ma sphère personnelle et l’espace public ? Qu’est-ce que je garde pour moi ? Etymologiquement, intime est le superlatif « intimus » de l’adjectif latin « interior » qui veut dire « intérieur ». L’intime renvoie à ce qui est contenu au plus profond d’un être, sans que ce soit nécessairement destiné à rester privé. L’étymon de « secret » (Rey, 1995) exprime en revanche l’idée d’une séparation très stricte. Le dictionnaire historique de la langue française précise que l’adjectif latin secretus vient de secernere « séparer, mettre à part, rejeter », verbe composé du préfixe « se- » marquant la séparation et de cernere « trier, passer au crible » qu’on retrouve dans « discerner ». Il incombe à l’étudiant de poser ces frontières. Ensuite, le cahier des charges qui guide la construction de l’autoportrait donne des balises qui permettent de ne pas partir tous azimuts. Le thème imposé donne un angle d’attaque pour aborder cette introspection.
Pour accompagner l’étudiant, la distinction qu’opère Paul Ricoeur (1985, p. 443) entre l’identité idem et l’identité ipse est une balise également précieuse. L’identité idem renvoie à ce que l’on pourrait appeler une identité de rôle, à la reconnaissance à laquelle nous sommes attachés dans les interactions sociales. L’autre est pris comme référence ou comme modèle pour donner forme au moi. Ici, c’est le rapport au semblable qui prime et d’aucuns y verraient la réponse à la question « Que suis-je ? ». Par contraste, l’identité ipse renvoie à la singularité propre du sujet, à sa différence constitutive dans sa relation à l’autre, dans une tentative de répondre à la question « Qui suis-je ? ». D’un côté, une temporalité qui se veut sûrement plus courte que de l’autre versant, qui cherche illusoirement une identité d’être plus pérenne. Au-delà des rôles que je joue, qui suis-je en effet ? Une synthèse impossible, dirons-nous ! Comment réduire en effet le mouvement à une seule dénomination ? Une profusion de pluriels à un singulier ? C’est une gageure certes, mais c’est une nécessité d’y répondre.
Le deuxième argument qui motive ce travail est la volonté de penser sa propre image. Dans un cours de communication, il me semble fondamental de faire réfléchir l’étudiant à l’image qu’il donne ou qu’il pense donner aux autres, de même qu’il est amené à réfléchir aux images qu’il reçoit de ses pairs. Avant même de parler, c’est notre image qui souvent parle pour nous, comme si finalement, nous restions au stade d’enfant, de celui qui étymologiquement n’a pas accès à la parole et qui n’offre qu’une image, de préférence sage. Le passage à l’âge adulte signe précisément cette possibilité d’avoir accès à une parole fondatrice pour le sujet, qui va pouvoir – ou pas – réduire l’écart inhérent entre parole et image de soi. « Cessez d’être gentil, soyez vrai ! » est le titre éloquent du livre de Thomas d’Ansembourg (2014), éminent porte-parole de la communication non-violente : l’enjeu de chacun est d’atteindre une authenticité, d’oser une parole vraie qui puisse libérer le sujet, au-delà de toute complaisance.
Mais le champ de la vérité peut ouvrir une réflexion vertigineuse : quelle est ma vérité ? Quelle est la vérité du soi, confronté aux images plurielles qu’il fait siennes, dans une aliénation constitutive du moi ? C’est la question posée par la psychanalyse qui, à rebours de l’égopsychologie, ne veut pas réduire le sujet à son moi.
Narcisse ou la duperie du moi
L’image de soi prend aujourd'hui une ampleur qui semble démesurée. Sans faire de généralités, on peut l’observer dans les réseaux sociaux quand une personne change sa photo de profil et qu’un concert de louanges est attendu, destiné à renforcer l’ego de la personne. S’agit-il d’un problème d’estime ? L’estime de soi serait-elle à ce point déficitaire pour demander à l’« ami » de passage de valider ou de renforcer cette autopromotion spéculaire ? A l’inverse, certains s’amusent de leurs images comme autant de figures possibles du moi jouant d’une variété de comiques : comique de situation, de répétition avec une bonne dose d’autodérision qui dit la distanciation du sujet avec son image. Mais quand il n’y a pas cette distance, un sentiment d’inquiétude peut émerger. Narcisse, que nous apprends-tu ?
Selon Fabrice Midal, docteur en philosophie, le mythe a été très mal interprété. L’auteur de Narcisse n’est pas égoïste (2019), nous invite à relire le texte d’Ovide (Les Métamorphoses, livre III, vers 339 à 510[1]) qui est aux antipodes de ce que l’on entend habituellement par narcissisme. Le narcissisme est le souci excessif de sa propre image. Or, dans le mythe, Narcisse se contemple certes, mais sans savoir que c‘est lui qu’il admire. Il ne sait pas que c’est sa propre image qui est renvoyée par ce reflet. Il tombe amoureux de cet être, dont l’extraordinaire beauté le bouleverse. Il est fasciné puis désireux d’embrasser cet être parfait qu’il contemple, mais qui reste insaisissable. Ovide d’ailleurs se moque ouvertement de son héros. Le texte rend compte de cette méprise sans aucune pitié pour Narcisse : « il prend pour un corps ce qui n’est qu’une ombre » (Ovide, III, v. 417). Le héros apparaît crédule, idiot, n’ayant pas le courage de sortir de cette impasse, prisonnier de son erreur jusqu’à ce qu’il s’écrie : « Tu n’es autre que moi-même, je l’ai compris ; je ne suis plus dupe de ma propre image. C’est pour moi que je brûle d’amour » (ibid., v. 463-464). Mais ses forces se sont déjà dissipées « épuisé par l’amour, il dépérit et peu à peu un feu secret le consume » (ibid., v. 489-490) et Narcisse choisit alors d’assumer jusqu’au bout cette erreur, basculant dans la folie qu’il reconnaît et revendique : « Oh, si je pouvais me dissocier de mon propre corps ! Souhait insolite chez un amant, ce que j’aime, je voudrais en être séparé. » (ibid., v. 467-468) Dans son désir ultime, il évoquera cette folie explicitement : « Ce que je ne puis toucher, qu’il me soit permis d’en repaître mes yeux, et d’en nourrir ma misérable folie » (ibid., v. 478-479). Est-ce cette folie que l’on appelle alors couramment narcissisme ? Sans doute.
Ce que nous montre le mythe, c’est que le héros meurt finalement de l’absence de narcissisation. Il est captif d’une image qu’il ne considère que trop tardivement comme la sienne. Il ne s’est pas incorporé sa propre image, rendant caduc – « qui tombe », au sens étymologique – le nouage entre le sujet et son corps. Le laisser-tomber corporel prend ici tout son sens. Narcisse meurt, faute d’avoir une image de soi qui le soutienne. Le héros est absorbé dans une béance qu’il découvre à l’insu de son image. Vertigineux !
Le mythe montre a contrario ce que serait un « bon » amour de soi, nécessaire et structurant pour chacun. Cela suppose une image de soi acceptée, sans qu’elle soit recherchée à outrance – pour ne pas tomber dans un collage avec celle-ci – ou sans qu’elle soit à l’inverse refusée. Il faut bien convenir que notre image n’est qu’une image, qu’un avatar de nous-même, réducteur et partiel mais qu’il en est bien un. Les autoportraits des étudiants que j’ai recueillis soulignent ce travail de distanciation entre image et soi. L’un d’entre eux organise les questions autour d’un miroir (figure 3), dans lequel il se voit : « Est-ce que les gens me voient comme je me vois ? Suis-je celui que je voudrais voir dans ce miroir ? Suis-je vrai ? Est-ce normal que je n’arrive pas à cerner le personnage qui est en moi ? » L’étudiant ne tombe pas dans le piège d’une identification de son être à une image et une seule.
[caption id="attachment_561" align="aligncenter" width="600"] Figure 3 : "Miroir"[/caption]
Un autre s’amuse à se découper en deux : un côté pile, l’étudiant sérieux, et un côté face, le sportif. Une autre compose un poème en acrostiche autour de la question « Qui suis-je ? » et conclut : « Je suis moi / Et ce moi le plus profond, mon reflet ne vous le donnera pas », figurant ainsi un anti-Narcisse dans une posture qui se veut lucide, ce qui rejoint Lacan qui écrit : « Ces diverses formules ne se comprenant en fin de compte qu’en référence à la vérité du “Je est un autre” moins fulgurante à l’intuition du poète qu’évidente au regard du psychanalyste » (Lacan, 1999 [1966], p. 117).
Le mythe de Narcisse nous montre combien le moi est un objet d’amour et un objet de demande d’amour. Lacan s’amuse à jouer sur l’homophonie entre mêmer et m’aimer (Lacan, 1975b, p. 79) : l’objet d’amour que je cherche en l’autre, n’est-ce pas moi, le même ? Il y aurait un narcissisme fondamental dans l’amour, à vouloir rechercher notre moi idéal. Ce sont les attributs de son propre moi que le sujet aime dans son partenaire amoureux, comme nous le montre Narcisse, qui ressent le sentiment de l’amour dans la propre extase de lui-même. Désillusion de l’amour ? L’on aime ce qu’on paraît être et ce que l’on aimerait idéalement devenir, tout en s’énamourant de l’autre pour autant qu’on le prend pour soi, voire pour une image accomplie de soi. « C’est dans l’autre, dit Lacan, qu’il retrouvera toujours son moi idéal, d’où se développe la dialectique de ses relations à l’autre. Si l’autre sature, remplit cette image, il devient l’objet d’un investissement narcissique qui est celui de la Verliebtheit [énamoration] » (Lacan, 1975, p. 311).
L’écho du professeur de communication
Ce qui manque à Narcisse, c’est une parole, la présence du tiers qui valide l’image et qui le libère de cet enfermement spéculaire. Cela interpelle notre rôle, notre double écot – écho à assumer, à nous, enseignants de communication, en prise avec ces images.
La psychanalyse nous enseigne que l’identification du sujet à son image passe par l’autre, un tiers, une voix ou un regard qui permet au narcissisme d’opérer. Lorsque l’adulte dit à son enfant : « c’est toi », il permet l’avènement d’un « c’est moi ». C’est ce que l’on appelle le stade du miroir, que Jacques Lacan[2] développe, à l’issue des travaux d’Henri Wallon (1931 [1983]). Quand le petit enfant âgé entre 6 et 18 mois saisit pour la première fois l’unité de son image dans le miroir qui lui fait face, qui jusque-là était perçue de manière morcelée, il se tourne vers l’adulte qui lui confirme que c’est bien lui qu’il voit dans le miroir, alors que c’est en tant qu’autre qu’il se vivait jusqu’alors, comme le mythe de Narcisse l’illustre. De cette découverte, l’enfant jubile. Il s’identifie à son image en portant crédit à la parole de l’adulte. Cette première ébauche du moi se constitue d’emblée comme moi idéal et sera la souche des identifications secondaires. Dans le mythe, si Echo n’avait pas été privée d’une parole propre, elle aurait pu jouer cette fonction du tiers mais elle est de toute façon repoussée par Narcisse qui ne veut accepter ses faveurs. Narcisse s’enferme alors dans la contemplation de lui-même, sans qu’il le sache, qui lui est fatale.
Or, ce que nous montre Lacan, c’est que l’expérience du miroir est un leurre. Tout d’abord, l’identification du je à une image est une capture factice, qui réduit fatalement l’être à un objet. Cette identification est de plus toujours inachevée : le sujet n’aura de cesse de la compléter avec les images du semblable. L’image de soi est en quelque sorte toujours morcelée, partielle, jamais totale. Enfin, cette identification passe par une validation extérieure qui aliène le sujet au discours de l’Autre. Le sujet est suspendu à son jugement. Cette double aliénation du sujet, à une image et à l’autre qui la valide, est donc dénoncée par Lacan, bien qu’elle soit nécessaire à la construction du moi. C’est toute l’ambiguïté du rapport du sujet à son image : elle est fondamentalement nécessaire mais aliénante, d’où l’impératif de sortir de cette seule relation spéculaire.
Il s’agit pour le sujet de passer de l’imaginaire au symbolique, de passer d’un moi captif, forcément insatisfait, où le moi ne peut que s’étonner de l’écart avec son image idéale, ce qui peut être source d’agressivité, à une nomination qui permette l’expression d’un désir et qui le libère de cet enfermement narcissique. Le rapport au semblable est en effet source d’agressivité. Je ne peux m’imaginer comme moi qu’à partir de l’image de l’autre, mon semblable, dans une relation en miroir. « De cette aliénation primordiale, s’engendre l’agressivité la plus radicale », écrit Lacan (1975, p. 193) dans une formule cinglante. Chez Ricœur, l’identité idem souligne aussi ce rapport d’identification et de rivalité. Dans la question « que suis-je ? », le moi devient objet, jusqu’à devenir souvent objet de combat, rendant cet objet abject, pour soi ou pour l’autre. Que suis-je en effet si je ne me distingue pas de cet autre ? On voit bien l’investissement libidinal, érotico-agressif, que cela suscite et qui peut revêtir un tranchant mortel, pour soi sur un versant suicidaire, ou pour l’autre, considéré comme alter ego à abattre. Le moi cherche en l’autre son moi idéal, ce qui ne peut amener qu’à une relation au final conflictuelle.
En termes psychanalytiques, c’est le passage du moi idéal à l’Idéal du moi qu’il s’agit de favoriser. L’idéal du moi a une fonction pacifiante. Dans le stade du miroir, elle est assurée par l’adulte qui valide l’identification imaginaire pour ouvrir l’enfant à une autre dimension. Dans le mythe de Narcisse, le héros préfère se tuer plutôt que de renoncer à son enfermement spéculaire. Pour Lacan, le déclin dans la civilisation de l’Idéal du moi au profit de la promotion du moi engendre une « tyrannie narcissique » (1999 [1966], p. 121) dont on fait les frais aujourd'hui : « Il est clair que la promotion du moi dans notre existence aboutit, conformément à la conception utilitariste de l’homme qui la seconde à réaliser toujours plus avant l’homme comme individu, c'est-à-dire dans un isolement de l’âme toujours plus parent de sa déréliction originelle. » C’est la mort du sujet au profit de l’image. L’image est tellement prégnante qu’elle tue toute parole. Echo est définitivement condamnée !
L’inventivité de l’autoportrait, réponse à une synthèse impossible
Dans son travail de recherche sur les selfies dont on mesure l’ampleur chez les adolescents aujourd'hui, la psychanalyste Simone Korff-Sausse (2016, p. 623-632) questionne aussi le sens et le contenu de cette image en miroir : « On peut se demander si les selfies sont au service de la construction identitaire ou seulement l’expression d’un narcissisme exacerbé. Sont-ils un miroir réflexif ou un miroir vide ? En quoi ces images de soi livrées au regard des autres sont-elles une production répétitive et stéréotypée purement auto-référée, ou des expressions créatrices ? On pourrait alors parler d’une nouvelle forme de créativité, voire même d’autoportrait ». C’est l’enjeu des autoportraits de favoriser en effet cet élan créatif, de libérer le sujet de son moi ou de ses moi(s) imaginaires forcément déceptifs.
Or, c’est l’expression du désir qui permet le passage du moi-idéal à l’idéal-du-moi. Le désir étant nommé et reconnu, le sujet s’élance dans un mouvement d’ouverture et de symbolisation. Le désir n’est pas l’envie ; il émerge à la faveur de l’essor du sujet, après le stade du miroir et cela peut prendre du temps. Le moi, alors désenglué et désaliéné, peut fonctionner comme un objet imaginaire capable de créativité. C’est ce qui est précisément attendu des travaux des étudiants : être inventif pour sortir du mirage du miroir et c’est en ce sens que la dimension artistique des autoportraits est essentielle car elle favorise cette distance créatrice. Dans l’autoportrait « Vagues et mojitos » (figure 4), une étudiante s’identifie à l’élément eau, dans un très beau texte, plein d’élan et original par le paradoxe qu’elle annonce qui souligne bien la force du moment présent, indice d’un désir à l’œuvre qui donne sa signature au sujet : « Je déteste me baigner. Pourtant, j’adore l’eau : les vagues qui éclaboussent mon visage quand je navigue, la mer qui me porte dans mon bateau, la neige fraîchement tombée gémissante sous ma board, la glace verdie par la menthe dans mon mojito, la pluie qui tombe à grosses gouttes et son odeur. Une odeur de frais, de nouveau comme l’horizon de la mer. » Quel trajet ! L’étudiante d’ailleurs se représente de profil, les yeux tournés vers l’ailleurs.
[caption id="attachment_562" align="aligncenter" width="500"] Figure 4 : "Vagues et mojitos"[/caption]
La psychanalyse lacanienne se plaît à distinguer le moi, surface fantasmatique, véritable leurre puisque ce moi n’est qu’une image et par conséquent n’est pas le sujet, au « je », caché, qui a plus de relief et qui ancre le sujet dans une perspective plus pérenne. Le moi est condamné à n’être que d’une « ex-centricité » radicale par rapport au sujet. A l’imaginaire du « moi », répond l’axe symbolique du « je ». L’identification symbolique prendrait le pas sur l’identification imaginaire, et permettrait de désengluer le moi de cette production d’images. Le « je » est sujet de la parole, de l’inconscient, de la pensée et de l’organique. Il construit une identité, non pas en négligeant toute image mais en les faisant siennes, pour que le moi se retrouve ainsi au service du je. Finalement, est-ce que ce n’est pas ce que beaucoup attendent dans les réseaux ? Obtenir une reconnaissance propre au-delà d’un foisonnement d’images ? C’est l’intérêt du texte dans le travail des autoportraits : adjoindre une parole à l’image afin de favoriser une distanciation par rapport à ce moi parfois envahissant ou au contraire timoré.
J’apprécie aussi l’autoportrait intitulé « Ma vie à l'image d’un puzzle » (figure 5) où l’étudiant utilise l’image du puzzle pour décrire sa vie en construction. La vie du sujet prend forme, trouvant peu à peu une unité à travers la permanence et le changement, l’individuel et le social, la mémoire et le présent… Élaborer un puzzle, c’est orienter sa vie dans une direction qui fait sens progressivement. Comment construire cette image si un désir singulier n’est pas à l’œuvre ?
[caption id="attachment_563" align="aligncenter" width="500"] Figure 5 : "Ma vie à l'image d'un puzzle".[/caption]
Finalement, le dispositif que je propose aux étudiants fait fonction de miroir. Il peut être l’occasion de consolider les assises narcissiques de l’étudiant à travers le regard de l’autre, au service de sa construction identitaire.
Bibliographie
D’ANSEMBOURG Thomas (2014). Cessez d’être gentil, soyez vrai ! Montréal : Alexandre Stanké.
FREUD Sigmund (1933). L'inquiétante étrangeté et autres essais, Essais de psychanalyse appliquée, trad. Marie Bonaparte et E. Marty, Paris : Gallimard.
FREUD Sigmund (1962) [1916]. Introduction à la psychanalyse. Paris : Petite bibliothèque Payot.
KORFF-SAUSSE Simone (2016). Selfies : narcissisme ou autoportrait ? Adolescence, tome 34 n° 3, pages 623 à 632.
LACAN Jacques (1999) [1966], L’agressivité en psychanalyse, in Écrits 1, Paris : Seuil.
LACAN Jacques (1975), Le Séminaire. Les écrits techniques de Freud, livre I, Paris : Seuil.
LACAN Jacques (1975b), Le Séminaire. Encore, livre XX, Paris : Seuil.
MIDAL Fabrice (2019). Narcisse n’est pas égoïste, Paris : Flammarion.
OVIDE (1966) Les Métamorphoses, trad. J. Chamonard, Paris : Garnier Flammarion.
REY Alain (1995) (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris : Le Robert.
RICŒUR Paul (1985). Temps et récit, tome 3, Paris : Le Seuil.
WALLON Henri (1983) [1931], Les origines du caractère chez l'enfant. Les préludes du sentiment de personnalité, Paris : PUF.
Notes
[1] Les passages suivants sont issus de l’édition Garnier-Flammarion de 1966, dans la traduction de J. Chamonard.
[2] Lacan parlera pour la première fois du stade du miroir au congrès de Marienbad en 1936. Il reprendra ce thème tout au long de son enseignement.
L'auteur
Philippe Poins est professeur certifié de lettres modernes et enseigne la communication à l’IUT de Rennes au département Génie Mécanique et Productique depuis 2007. Il est aussi psychologue clinicien et consultant en gestion de conflits depuis 2018. Il s’inspire de la communication non violente et des travaux de la fabrique Spinoza, sur le thème du bonheur au travail.